Comment la séropositivité a éveillée mon âme
Et si la priorité en cette fin de XXéme siècle était de ne pas avoir peur ?
De savoir rester serein.
Comment fait-on pour ne vraiment plus avoir peur ?
J'ai rencontré des gens dont la foi dans la vie a fait s'évaporer des Niagara de frayeurs. Ce sont les séropositifs miraculeux.
"Anticipate miracle" dit le slogan lumineux des nouveaux médecins, subtils neuro-psycho-immunologues, le slogan du pharmacien Émile Coué par exemple, ou le docteur Simonton, ou de Bernie Siegel, le cancérologue de l'école de médecine de l'Université de Yale, ou peut être du docteur Montagnier de l'institut Pasteur. Les premiers cours d'auto-guérison sont aux portes de écoles du prochain millénaire. Visualisation des couleurs, jeux de rôle intérieur, souffles, chants déclenchant des feux d'artifice immunologiques sans lesquels aucune méthode ne peut vous forcer à vivre... Quand on place toute sa vigilance dans son coeur et non plus dans son cerveau (gros ordinateur dont il convient de laisser combiner les visions dans la demi-pénombre fraîche qui sied à ce type d'appareil), alors tout s'illumine de substantielle présence guérissante. Mais il y a plus miraculeux encore.
Les gens dont nous parlons entrent dans cet état à la sauvage. Monstrueusement seuls, d'abord. Au comble du désespoir métachimique. Dans l'arène du sida.
Avez vous déjà imaginé la scène ? L'avez vous déjà vécue ? Vous êtes dans la petite cabine du toubib de garde au service de dépistage de séropositivité d'un grand hôpital. Il ferme la porte, vous dit de vous asseoir et commence :
"Bon, bon, alors voilà, il semble que vous ayez été, euh ... disons, d'une manière ou d'une autre, en contact avec le virus HIV" ... Ensuite, il peut prendre les précautions qu'il veut, expliquer que l'on va d'abord refaire le test, parce qu'on est jamais sûr, qu'on peut toujours se gourer et que...
c'est trop tard, c'est fait. Vous êtes dedans. Dans l'état de grande solitude. Brusquement c'est comme si deux milliard de doigts vous désignaient : ton compte est bon. Dans certaines tributs aborigènes, on tue le condamné rien qu'en le désignant en pleine nuit avec un petit os. Ailleurs, en Afrique, on peut tuer quelqu'un en détournant simplement le regard - plus personne n'a le droit de vous regarder et vous en mourez. Nous tous, bourrés de bonnes intentions, nous tuons les séropositifs par la certitude commisérante que nous posons sur eux. Pression sociale, bête de l'apocalypse. Simone Weil disait "la grosse bête" - elle l'avait vue de près, la somnambule entité qui peut devenir si méchante.
Les séropositifs aussi la voient de près, la bête, c'est d'elle qu'ils meurent, spirituellement. C'est de la vaincre - tous ses voiles noirs traversés, déchirés - qu'ils renaissent spirituellement. C'est de vaincre la pression sociale qu'ils naissent à l'éternité. Présence en soi, sac de feeling pesant de joie par tous les kilos du corps, élargi de dix mètres de rayonnement tout autour. Ces séropositifs nous donnent une énorme leçon. Dans les tourbillons qui emportent le monde de plus en plus effrayé, ils sont des professeurs de vie.
A 44 ans Marthe avait exercé sa rage de mile manières contre toutes les injustices du monde. Ancienne militante maoïste tendance dure, devenue féministe MLF radicale, puis boutefeu situationniste, cette actrice rousse aux yeux verts demeurait aussi engagée qu'elle était belle. Sa beauté ne la pacifiait en rien, au contraire, la séduction qu'elle exerçait sur son entourage ne la rendait que plus critique, voire haineuse à l'égard de toutes les formes de dépendance, de soumission, d'exploitation. Pourtant, pour calmer son feu intérieur, elle même n'avait trouvé comme maître qu'une dépendance extrême : l'héroïne. Pendant vingt-trois ans elle avait lentement descendu les marches infernales de la plus dure des drogues. Mais sa rage de vivre était devenue telle qu'elle avait tenu bon - au point de traverser indemne même un cancer !
Mais un autre maître l'attendait. Un matin, elle appris qu'elle était séropositive. Alors, pour la première fois, tout s'est mis à basculer. A s'inverser... Trois ans plus tard, elle nous dit comment, lentement, après tant de chemin parcouru à sec, tout un univers s'est éveillé en elle, qui illumine sa vie, et par contagion, tout un voisinage.
Nouvelles clés : Comment avez vous appris que vous étiez séropositive ?
Marthe : Après des examens à l'hôpital. On m'a dit: "Il y a une bonne et une mauvaise nouvelle : votre cancer, c'est fini, mais par contre, vous êtes séropositive".
N.C : Vous avez demandé à voir la psy de service ?
Marthe : Non, je me suis immédiatement retrouvée dans un état où je n'étais plus capable d'entendre des choses raisonnables.
N.C : Quel état ?
Marthe : Anesthésiée. Mais avec une voix intérieure qui me hurlait : "Voilà, tu as perdu la guerre!" et une image s'est imposée : je me suis vue guerrière, à cheval, soudain désarçonnée et jetée au sol, mais avec un pied coincé dans l'étrier, mortellement entraînée par ma monture. C'était ultra-violent et très net, puisque le cheval, chez les toxicos, c'est l'héroïne. Je n'ai pas du tout contrôlé l'histoire. Je venais d'apprendre que se déroulait au milieu de ma chair une partie que je venais de perdre. Sur le coup, je n'avais même pas peur de mourir. J'étais atrocement humiliée. J'ai dormi, prostrée. Et dès mon réveil, je me suis dit : "finissons-en, je vais m'achever". Par overdose. C'était un vieux fantasme d'adolescence. Le suicide. Garder le contrôle. En réalité, je n'ai jamais été suicidaire, sinon je serais morte depuis longtemps.
N'empêche, j'ai salement replongé. Moi qui, à l'époque, avait réussi à arrêter de me piquer, qui retravaillais... Me savoir séropositive m'a fait replonger direct-net. Pendant trois mois. A mort. Vertigineusement.
La poudre, c'est l'état de foetus. On est dans une protection totale. Plus rien ne peut nous arriver. On est anesthésié émotionnellement. C'est l'amant ultime, celui qui tue. Mais c'est vraiment l'anti-spiritualité. La spirale descendante. On va dans le noir et soutenu par tout un romantisme de poètes maudits, tout le mouvement destroy... que moi, en plus, je revendiquais politiquement, avec en arrière-fond une vélléité esthétique. Les flics débarquaient, ils n'avaient qu'à regarder mes fringues dans le placard pour tout savoir de moi. C'est toute une carte sociale qui est jouée. Les loubards, leur réalité sociale, c'est la violence délinquante, ils y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Pour moi, ça passait par un romantisme forcené. Ce que j'ai eu le plus de mal à lâcher, c'est le romantisme. Le romantisme, c'est vraiment de la merde. La fermeture totale, il n'y a plus que soi et Dieu. Dieu étant la poudre. Osmose et autarcie absolues.
Le moment où j'ai été le plus en danger dans ma vie, c'est pas quand j'ai touché les fonds de l'enfer, couchée par terre dans la rue, les bras en sang, ne me lavant plus, tirant l'eau des chiottes dans ma seringue. J'avais toujours, au fond de moi une espèce de flamme, quelque chose de fondamental qui me poussait à me dire que rien de tout ça n'avait d'importance, qu'il fallait continuer. Quelque chose de lumineux qui était là et qui me poussait à continuer, à continuer à travers tous ces rôles que je m'ingéniais à jouer sans arrêt, d'autant plus emprisonnée que j'étais actrice et que j'avais appris à me glisser à fond, existentiellement, dans des personnages qui n'étaient pas moi, avec toute la frime belle bagnole, producteur friqué, que je méprisais, mais qui me tenait bien. Or, à la fin, ma flamme intérieure s'est quasiment éteinte. Je ne prenais pourtant pus qu'un quart de gramme par jour, mais je ne pouvais strictement plus communiquer. Emmurée vivante. Dans l'antichambre de la mort. Mais la vraie mort. La néantisation, quoi ! Je débranchais le téléphone, je pleurais tous les soirs en pensant à la mort de mon chat.
N.C : Qu'est ce qui vous a arrachée de là ?
Marthe : Une rencontre. Par hasard. Mais il n'y a pas de hasard, évidemment. C'était des toxicos qui avaient réussi à arrêter pour de bon. Grâce à une association... Je ne veux pas dire leur nom comme ça, disons des groupes thérapeutiques exclusivement composés d'anciens toxicos. Pour nous, on est pas toxicomanes, on est dépendants.
N.C : Quelle différence ?
Marthe : La différence est un comportement lié à l'autodestruction, à la fuite de la réalité, à l'ego. Je peux retirer la drogue, il me restera le même type de comportement dans tous les domaines de ma vie - affectif, sexe, travail, argent. Tout le monde est dépendant de quelque chose. Et les toxicos qui s'en sortent ouvrent une voie pour tout le monde... Au début, je n'ai pas compris. Je ne voyais pas le rapport entre la drogue et ce que l'on me disait dans ces groupes. Je les ai entendu parler de différentes "étapes" : la première, c'était l'acceptation ; la seconde la confiance; la troisième l'ouverture sur l'éveil spirituel...
N.C : Quel effet vous faisaient-ils, ces mots ?
Marthe : L'horreur. D'abord je me suis dit : "Une secte, barrons nous, ils vont nous laver le cerveau" . L'idée d'admettre son impuissance me filait carrément la nausée. Le mot "spiritualité" m'était insupportable. Mais au fond de moi, c'était déjà inscrit. Pendant des semaines et des semaines, je suis retournée les voir. Pour les arroser de critiques. La critique radicale, ultramentale, que j'avais tellement pratiquée, tellement aimée. Je leur ai démontré, point par point, qu'ils n'étaient que des réactionnaires et des fachos, avec leur programme de lâcher-prise et d'acceptation de l'impuissance. Je les ai emmerdés pendant des semaines, quelque chose de grave. Ils ne mouftaient pas.
Mais un jour, l'un d'eux m'a dit : "T'as certainement raison, mais moi je suis clean, j'ai tout arrêté, et toi non." Ca a été une énorme claque. Dix ans avant, coincée comme ça, je me serais tiré une balle dans la tête, pour sauver l'honneur. Alors que maintenant...
N.C : Maintenant ?
Marthe : C'est fou. Je dis merci ! J'ai l'impression d'avoir quinze ans, d'être une enfant ! A la limite, je remercie le sida ! C'est fou, je dirais presque que je ne regrette pas ce qui m'arrive. Je devais sans doute y passer par là pour comprendre, enfin, pour ouvrir les yeux . Je suis une enfant sur le chemin de la spiritualité.
N.C : C'est quoi la spiritualité ?
Marthe : Attention, je me méfie encore atrocement de Dieu. Parce que "Dieu" ... ça pourrait me détourner de ma propre expérience. Pour moi, a spiritualité, c'est quelque chose de personnel. Une quête, des expériences. C'est vécu, pas comme leurs religions mortes. La foi, ça se cherche. Le jour où je la trouve, je m'arrête. Ce qui est curieux, c'est que je n'ai pas la foi en quelque chose ou en quelqu'un. J'ai la foi tout court. C'est devenu un verbe intransitif. J'ai la foi, et ça me fait renaître, ça me réapprend à vivre.
N.C : Comment cela s'est-il passé ?
Marthe : A partir du moment ou j'ai accepté ma mort, j'ai accepté ma vie, c'est à dire, accepté le sens. J'ai retrouvé le sens. Maintenant, je vis chaque moment de ma vie comme une expérience. Il peut encore m'arriver de me trouver très mal, mais j'ai appris à ne pas tenter de contrôler l'incontrôlable. Accepter ce que l'on est, se le pardonner, c'est vraiment la première base spirituelle. Je crois que je me suis pardonnée. Mais c'est un chemin ou l'on est souvent seul, avec un ennemi mortel : le mental. La gamberge, les projections mentales, c'est tout le contraire de la liberté. C'est ma prison. J'ai compris que le mental était exclusivement au service de mon ego.
N.C : Au fond, pourquoi cette haine des religieux ?
Marthe : J'ai été élevée chez les soeurs. Elles m'ont inspiré une haine profonde. Aujourd'hui je me dis que la seule spiritualité intéressante est vécue et je ne voit pas ça dans les religions. Alors je m'en détourne.
Mais je détestais aussi la nature. La montagne me terrifiait. La terre, l'herbe, les arbres me faisaient gerber. Il y avait tout un tas de trucs dessous, je ne supportais littéralement pas. Ça me rappelait directement la mort. Si des copains m'emmenaient un week-end à la campagne, c'était l'angoisse. En ville, on était dans le leurre parfait, c'était très bien. Le néon, le béton, les boites, les manifs, les réunions intellectuelles, les délires sophistiqués, tout ça très bien. C'étaient mes repères. Il y avait une seule exeption, la mer. Parce qu'elle contient une charge spirituelle telle que ça me rassurait.
N.C : Avez vous essayé la psychanalyse ?
Marthe : J'avais tenté. Mais je ne pouvais me soumettre. J'étais plutôt dans la tendance dopes hallucinogènes. Ça m'avait amenée dans d'autres royaumes, très sécurisants, où la vie ne se jouait pas. Ce que je découvre aujourd'hui existe tellement plus... Mais ... en fait, je ne peux vraiment en parler qu'à un autre séropositif.
N.C : Pourquoi ?
Marthe : Bien sûr, la voix directe vers l'infini, carrément sans rituel, verticale, est la plus difficile, mais aussi la plus efficace, la plus réelle. Cela dit, tout seul, on y arriverait pas. Repousser l'ego, s'ouvrir l'esprit, cela passe déjà très simplement par la communication avec les autres. Or les plus proches de moi, ce sont les autres séros. Beaucoup d'entre eux vont très mal. Ils sont en train de mourir d'une autre maladie que le sida, d'une maladie mentale. La seule issue pour un séropositif, c'est d'accepter une fois pour toutes l'idée qu'il est mortel et essayer d'apprivoiser cette idée. Or la médecine, dans l'ensemble, ne nous y aide pas du tout. Faut voir le brave toubib en train de consulter ton dossier : il vous tue d'emblée, même quand il se croit positif : "Oh là là, ces T4 qui baissent, je n'aime pas ça, je n'aime pas ça ! Allons mon petit, il faut se reprendre, il faut se battre !"
N.C : Genre John Wayne dans la guerre du Pacifique !
Marthe : On est bombardé du matin au soir par une réalité qui n'est pas la sienne. Qu'est ce qu'on en a à foutre, normalement, des "T4" ? Un jour, je suis ressortie complètement abattue de Pasteur, parce qu'on m'y avait trafiqué des T4 qui étaient "gravement descendus" . Le type m'avait dit : "Ça chute, vous serez bientôt à l'AZT". Je suis rentrée chez moi, j'ai eu de la fièvre pendant deux jours.
C'est comme les émissions de télé. Nous ne les regardons jamais. Elles nous font trop mal. Parfois dans le groupe de séros de l'association dont je parlais, il y en a un qui arrive, défait : "J'ai pas pu m'empêcher de me faire du mal, j'ai regardé l'émission sur le sida". Il met des jours à s'en remettre.
Alors que, tout seul dans son coin, on découvre des trucs super, tellement plus fins, tellement plus simples. Genre cette cassette de relaxation La fontaine des lumières, qui fait complètement planer et que beaucoup de séros utilisent quand ils vont mal, par exemple, quand ils sortent de consultation. Ça te branche sur 'inspiration et l'expiration. On entend un bruit de pompe. On se remplit d'eau et on expire. La voix dit : "L'eau que vous prenez, c'est la source, votre mère qui vient de très loin. Remplissez-vous de cette eau et expirez. L'eau, c'est votre sang, et vous lavez votre sang, l'eau emportant tous les miasmes, vous la rejetez dehors, par un jet extrêmement violent, qui est purifié par le soleil, et retombe sur vous en gouttelettes d'eau pure". Et tu arrives à le sentir, c'est extraordinaire ! C'est vraiment de l'eau spirituelle. Cela dit, heureusement, de plus en plus de médecins raisonnent comme ça. Des médecins qui soignent gratuitement et qui arrivent à maintenir en super forme des personnes qui, officiellement devraient quasiment êtres mortes. Les toubibs officiels les appellent des charlatans. Mais eux, avec leur AZT, que font-ils, sinon conforter leur impuissance ? Ma ça bouge. Même à Pasteur, Montagnier a dit que le sida avait changé le rapport du médecin au malade, que c'était un virus qui avait amené une notion de spiritualité dans la maladie. Moi, mon toubib, il me dit : "Marthe, je ne peux pas te guérir, mais je peux te soigner". Quand on me parle comme ça, j'ai confiance. Et il peut alors se passer des choses incroyables. Comment dire? Entre nous, dans le groupe "séro", nous disons que nous avons "quelque chose de plus" que les autres. Qu'est ce qu'on rigole ! Vous ne pouvez pas imaginer, vous ne pouvez pas.
Avec aussi, parfois, de ces rages !... Comme la fois où on m'avait demandé d'aller parler à la radio. Un débat à l'antenne. J'étais donc là en train d'expliquer tout ce que je te raconte (les séros ont tellement besoin d'infos positives, spirituelles, c'est comme un baume invisible, le mental compte beaucoup dans les défenses immunitaires), et tout d'un coup une autre participante au débat me coupe net la parole, une hystérique, médecin, qui balance : "Nous compatissons tous, et je compatis à l'énorme détresse de Martine". Sciée, je veux reprendre la parole, pour demander à cette nana où est son problème et si elle ne veut pas que je lui indique l'adresse d'un bon psychiatre... Ils ne m'ont pas rendu la parole ! Je n'ai rien pu répondre à cette cinglée ! Je m'en étranglais de fureur. Ça oui, ça tue. Alors, on rentre dans la résistance : "Les séros parlent aux séros." Entre nous, on peut vraiment rire. C'est l'essentiel. Tout seul, on ne s'en sort pas. Etre un séro isolé, en province, ça peut être très, très dur. Il faut briser l'isolement, oser aller parler. Il y a des gens en train de crever parce qu'ils n'osent dire à personne qu'ils sont séro, même pas à leur médecin, parce que c'est celui de la famille et tout le tremblement.
N.C : Pouvez vous en dire plus sur cette association ?
Marthe : Dans cette association (bâtie sur les mêmes principes que les alcooliques anonymes), on se retrouve porté par un incroyable réseau de solidarité. Moi qui y suis depuis plus de deux ans maintenant, j'ai encore quatre correspondants qui m'appellent au téléphone tous les jours !
Ça marche uniquement sur l'identification. L'identification d'un mec qui veut arrêter de se shooter à un mec qui a déjà réussi à s'arrêter. J'avais tout essayé, les électrodes, changer de mec, me faire enfermer un mois quelque part... Ça n'avait jamais marché. Nous, nous disons : "Vous êtes atteints d'une maladie mortelle, la seule chose que vous puissiez faire, c'est d'abord de vous en remettre à quelque chose de plus fort que vous". C'est en s'avouant impuissant, tout seul, que le cercle vicieux se brise. Et ça passe évidemment par les relations aux autres. Les pleurs, les aveux, le rire, la dérision... C'est extrêmement chaleureux. Il y a dans ces groupes une énergie spirituelle que je ne peux pas expliquer rationnellement. Quand on dit qu'il s'agit d'un programme "d'amour inconditionnel", c'est vrai. Pourtant, croyez-moi, quand j'ai débarqué là-dedans et que j'ai entendu ces mots, j'ai crié au secours ! Le mot "amour inconditionnel" me dégoûtait, je le trouvais franchement gluant. Maintenant j'en suis sûre, on ne fait pas un trajet spirituel impunément. A partir d'un certain moment, on se trouve pris dans une démarche à long terme, qu'on est obligé d'accepter. Il y a des rechutes graves, chaque fois que tu n'acceptes pas une épreuve.
N.C : C'est -à-dire ?
Marthe : Nous suivons tout un parcours, en 12 étapes. Au début, surtout les trois premières années, il y a des épreuves très difficiles pour le toxico qui décroche. J'ai déjà mentionné les quatre premières. Tiens, je vous les lis :
1) Nous avons admis que nous étions impuissants devant notre maladie et que nous perdons la maîtrise de notre vie ;
2) Nous en sommes venus à croire qu'une puissance supérieure à nous même pouvait nous rendre la raison ;
3) Nous avons décidé de confier notre vie aux soins de Dieu, tel que nous le concevions - ça peut être la musique, la beauté, l'harmonie, l'amour, ce que tu veux ;
4) Nous avons courageusement procédé à un inventaire moral minutieux de nous même ;
5) Nous avons avoué à Dieu tel que nous le concevons, à nous mêmes et à un autre être humain, la nature exacte de nos torts... pour la cinquième, on s'en remet encore au groupe, mais la sixième étape est extrêmement dure : Nous avons pleinement consenti à ce que Dieu, tel que nous le concevons, élimine tous nos défauts de caractère... Or là, on s'aperçoit vite que tous ces "défauts", c'est ce qui constitue notre ego. La peur, c'est l'orgueil, la jalousie... Quand on arrête de se droguer, on quitte l'état foetal, on se retrouve dans la rue comme un bébé de deux ans, on a peur de tout. On préférerait qu'on vous enferme. C'est là qu'on nous dit : "Non, c'est normal, ouvre-toi, parle, partage ta peur, qu'est ce qui te fait peur ?" Et ça marche incroyablement, la parole, e lien. La septième étape dit : Nous lui avons humblement demandé de faire disparaître nos déficiences. La six et la sept, c'est fou. J'en suis à la sept. Les cinq étapes suivantes disent :
8) Nous avons dressé une liste de toutes les personnes que nous avons lésées et consenti à leur faire amende honorable - c'est à dire, les gros trucs de culpabilité que l'on traîne, les haines, tous ces poisons, aller s'excuser, la compassion.
9) Nous avons réparé nos torts directement envers ces personnes partout où c'était possible, sauf lorsque ce faisant, nous pouvions leur nuire ou faire tord à autrui.
10) Nous avons poursuivi notre inventaire personnel et promptement admis nos torts dès que nous nous en sommes aperçus.
11) Nous avons cherché par la prière et la méditation à améliorer notre contact conscient avec Dieu tel que nous le concevons, lui demandant seulement de nous faire connaître sa volonté à notre égard et de nous donner la force de l'exécuter. Enfin, la douzième qui consiste à transmettre : Ayant connu un éveil spirituel comme résultat de ces étapes, nous avons alors essayé de transmettre ce message aux autres (dépendants) et de mettre en pratique ces principes dans tous les domaines de notre vie.
N.C : A partir de quand avez-vous prononcé des mots comme "Dieu", "spiritualité", "prière", sans malaise ?
Marthe : On entre dans un processus à notre insu. C'est une forme d'initiation. Le grand truc se joue sur la peur. En parler. Et sur le parrainage. Ne jamais se retrouver seul. Apprendre à accepter de demander de l'aide. Tu es en liaison avec des dizaines, des centaines de gens, des gens qui te branchent, d'autre qui te branchent pas. La spiritualité, on accepte d'en prendre conscience quand l'abandon du contrôle commence à s'avérer efficace. On a une liberté terrible quand on abandonne le contrôle. Vous savez, j'avais déjà eu des expérience spirituelles, par exemple, quand ma mère est morte, quand j'avais vingt ans, mais c'était resté à part, je ne l'avais pas intégré dans ma vie.
Aujourd'hui, ma vie a complètement changé. J'ai toujours peur de la dégradation physique, mais plus du tout de la mort. Du coup, je suis beaucoup plus présente, j'ouvre les yeux, je découvre des rues, des maisons devant lesquelles j'étais passée des milliers de fois, des visages... Je serais passée à coté de Bouddha sans le voir ! C'est aussi pour ça que j'ai l'impression de renaître. Si on me disait que j'ai quatre ans, je le croirais, c'est génial. Qu'est ce qu'on est, sur terre ? Rien, des petits trucs éphémères. Et c'est quand on l'admet enfin qu'une incroyable énergie se met à circuler.
Je vais peut-être passer pour une folle, mais maintenant, je crois qu'on manipule tous, à tout instant, du spirituel. Tous les jours on envoie de la spiritualité et on reçoit de la spiritualité. Et ça marche comme un écho, un boomerang de feeling. On envoie "Je t'aime", on reçoit "Je t'aime",. On envoie "Je te hais", on reçoit "Je te hais". Il n'y a rien d'aléatoire, de gratuit. Les hommes politiques qui manipulent de grosses saloperies, peuvent recevoir en écho la guerre. Ce truc marche dans le positif comme dans e négatif - c'est pourquoi nous, séropositifs, devons faire tellement gaffe.
A la fin, on devient très humble, très simple. A l'époque où j'étais une intello marxiste-léniniste-maoïste-situationniste, j'édifiais de grandes théories, mais dès qu'on me mettais dans un groupe, je flippais. La sophistication intellectuelle est au moins aussi grave que la gabegie consumériste. Le Christ a dit : "Heureux les simples d'esprit". Il ne l'entendait pas dans le sens d'idiot simplet, juste dans le sens de simple. C'est bon quand chaque mot retrouve son sens. Ça fait ressortir ce qu'il y a d'immortel au fond de nous."
(Nouvelles Clés - Janvier / Février 1993, propos recueillis par Patrice van Eersel)
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