Paru dans le « Courrier International », 19-25 février 2004
Cet article fait des vagues actuellement dans la presse sud
africaine et les partis d’opposition au gouvernement l’utilisent
comme arme contre le président Mbeki pour discréditer ses prises
de positions anticonformistes en matière de sida, avant les prochaines
élections. Mais ils ne réalisent pas qu’en critiquant Rian
Malan ils jouent un rôle utile dans la diffusion de ses idées dans
le grand public !
Mark Griffiths.
Seul contre tous, Rian Malan relativise l'ampleur de l'épidémie
en Afrique alors que son propre pays, l'Afrique du Sud, est le plus touché.
Pour cet iconoclaste, il s'agit surtout de dénoncer une surmédicalisation
qui masque les autres maux dont souffre le continent.
C'était la veille de la Journée du sida en Afrique du Sud. Des stars du rock comme Bono et Bob Geldof étaient attendues pour un concert de collecte de fonds auquel devait assister Nelson Mandela. La radio diffusait de sinistres discussions sur les millions de morts et les légions d'orphelins qui n'allaient pas manquer de piller les villes sud-africaines si rien n'était fait pour eux. Mon voisin, le capitaine David Price, ancien aviateur de la Royal Air Force, a remonté l'allée du jardin avec une coupure de presse. "Lis ça, m'a-t-il dit. C'est vraiment terrible !"
C'était un article publié par The Spectator sur les pratiques sexuelles qui contribuent aux ravages causés par le sida sur le continent africain. "Chez nous, en Zambie, un habitant sur cinq est séropositif, y lisait-on. En 1993, notre voisin, le Botswana, avait une population estimée à 1,4 million d'habitants. Aujourd'hui, il en compte moins de 1 million, et ce chiffre continue de baisser. Des prophètes de malheur prédisent qu'il pourra devenir le premier pays des temps modernes a être rayé de la carte. C'est cela, le sida en Afrique."
Vraiment ? Un recensement récent montre que la population du Botswana augmente d'environ 2,7 % par an, alors que la situation en ce qui concerne le sida passe pour l'une des plus graves de la planète. En tout juste dix ans, la population a atteint 1,7 million d'habitants, ce qui correspondrait plutôt à une légère explosion démographique. Autre mauvaise nouvelle pour tous les Cassandre, le dernier recensement de la Tanzanie révèle un accroissement annuel de la population de 2,9 %. Les chiffres relatifs à la région marécageuse située à l'ouest du lac Victoria, où le sida a fait sa première apparition et où sont censés se trouver des villages entièrement dépeuplés, sont particulièrement gênants pour les pessimistes professionnels. Dans le district de Kagera, le taux d'accroissement annuel de la population, qui était de 2,7 % avant 1988, a grimpé à 3,1 % au plus fort de l'épidémie. Quant aux derniers recensements effectués en Ouganda et en Afrique du Sud, ils font apparaître des données similaires.
D'aucuns pourraient se réjouir de voir que l'effet du sida est moins dévastateur que le citoyen ordinaire ne l'imagine. Mais ils auraient tort: en Afrique, les seules bonnes nouvelles concernant le sida sont de mauvaises nouvelles, et quiconque ose avoir une autre opinion est perçu comme un pestiféré cherchant à semer la confusion et à faire échouer 100,000 campagnes de collecte de fonds parfaitement louables. Je suis bien placé pour le savoir car, il y a quelques années, j'étais moi-même obsédé par les chiffres stupéfiants publiés dans les journaux. On me disait que le sida avait tué 250,000 Sud-Africains en 1999 et je soutenais que c'était impossible. Le résultat n'a pas été très heureux : des dîners gâchés, des amitiés brisées, des railleries de personnes mieux informées et d'âpres disputes avec ma femme. Au bout d'un an, elle m'a mis le marché entre les mains: "Choisis, m'a-t-elle dit. C'est le sida ou moi ".
Alors que j'écris cet article, mon épouse se tient derrière moi, les mains sur les hanches, terriblement contrariée de me voir revenir à mes mauvaises habitudes. Mais j'ai l'impression, en regardant ce qui se passe autour de moi, que l'agitation suscitée par cette maladie est en train de prendre des proportions dangereuses et qu'il est urgent de calmer le jeu. Qu'on me laisse donc expliquer mon point de vue.
Nous savons tous que les statistiques sont souvent la forme la plus basse du mensonge. Mais, lorsqu'il s'agit du sida, nous perdons tout scepticisme. Pourquoi ? Le sida est la maladie la plus politique qu'on ait jamais connue. Il est au centre d'une intense polémique depuis le jour où il a été identifié. Le principal champ de bataille est le public et l'arme la plus mortelle, I'estimation. Quand le virus a fait sa première apparition, je vivais aux États-Unis, où l'on estimait que le nombre de cas doublait d'année en année.
En 1985, une revue scientifique avait annoncé que 1,7 million d'Américains étaient déjà infectés et que le chiffre n'allait pas tarder à grimper aux alentours de 3 à 5 millions. Nous savons aujourd'hui que ces estimations étaient largement et délibérément exagérées, mais elles ont atteint leur but : le sida a été propulsé tout en haut du programme de dépenses des pays occidentaux, et les analystes ont porté leur attention sur d'autres problèmes. L'épidémie en Inde a été comparée à un "volcan prêt à entrer en éruption", on a dit de I'Afrique qu'elle était confrontée à "un raz de marée de décès", et on a annoncé en 1992 que "le sida pouvait décimer la planète entière".
Qui étaient-ils, ces analystes ? Ils travaillaient pour la plupart à Genève pour l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l'ONUSIDA, en se servant d'un logiciel informatique nommé Epimodel. Chaque année, dans toute l'Afrique, du sang était prélevé sur un petit échantillon de femmes enceintes et analysé. Les résultats étaient lus puis traités par Epimodel, un logiciel qui fournissait des estimations fondées sur l'idée que, si un certain nombre de femmes étaient infectées, une proportion équivalente d'hommes l'était aussi. Ces chiffres étaient ensuite transposés à l'échelon national et on obtenait ainsi des décomptes apparemment précis des condamnés, des mourants et des orphelins.
L'Afrique étant désorganisée, nous n'avions pas d'autre choix que d'accepter ces projections. Les reportages sur le sida en Afrique se réduisaient à une quête d'anecdotes assorties d'estimations de Genève toujours plus terribles : un total cumulé de 9,6 millions de décès en 1997 et de 17 millions trois ans plus tard.
C'est du moins ce qu'on nous disait. Quand je me suis rendu dans les régions les plus touchées de la Tanzanie et de l'Ouganda, en 2001, j'ai été submergé d'histoires sur l'horrible sort des "slims" [les maigres], comme les gens du coin appellent les malades du sida, mais elles étaient rarement corroborées par des statistiques. Selon le bureau du recensement, la mortalité dans ces régions de la Tanzanie et de l'Uganda en 2001 était en régression depuis la Seconde Guerre mondiale. Des études effectuées depuis l'apparition du sida ont montré des taux figurant parmi les plus bas jamais relevés. Au plus fort de l'épidémie, ces régions semblent donc avoir connu une explosion démographique.
Pour expliquer ce phénomène, les spécialistes du sida vous diront que le chaos règne en Afrique et que les données historiques sont trop incertaines pour permettre d'effectuer des comparaisons valables. Mais ils vous diront aussi que l'Afrique du Sud se démarque du reste du continent. "C'est le seul pays de l'Afrique subsaharienne où l'on enregistre régulièrement un nombre suffisant de décès pour pouvoir estimer la mortalité à l'échelon national", affirme le Pr. Ian Timaeus, de la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Selon lui, plus de 80 % des décès sont déclarés, ce qui fait de l'Afrique du Sud le seul pays du continent où il est possible de juger de l'objectivité des estimations produites par l'informatique.
En 2000, le Pr. Timaeus a rejoint une équipe de chercheurs sud-africains résolus à éliminer tous les doutes sur l'impact du sida sur la mortalité. Parrainée par le Conseil de recherche médicale, la mission de l'équipe consistait à confronter, pour la première fois, les données informatiques sur le sida aux chiffres réels enregistrés sur place. Pour son étude, l'équipe a eu librement accès aux déclarations de décès. Les premiers résultats, qui ont été disponibles en 2001, faisaient mention de 339,000 décés en 1998, 375,000 en 1999 et 410,000 en 2000.
Ces chiffres confirmaient les prédictions d'une mortalité accrue, mais ils étaient surévalués. Epimodel estimait à 250,000 le nombre de morts du sida en 1999, alors que le nombre total de décès d'adultes n'était que de 375,000, un chiffre bien trop faible pour que l'on puisse en attribuer la moitié au VIH comme le faisait l'ONU. Bref, le logiciel avait échoué dans sa mission. On l'a donc discrètement abandonné en faveur d'un modèle local plus sophistiqué, l'ASSA-600, qui a donné un résultat plus réaliste : 143,000 victimes du sida en 1999.
À ce stade, les décès causés par le sida représentaient 40 % du total, une proportion encore un peu trop élevée, puisqu'il n'en restait que 232,000 pour toutes les autres causes. L'équipe a résolu le problème en déclarant que le nombre de décès dus aux autres maladies avait décliné de près de 3 % par an depuis 1985. Il y avait là quelque chose de très étrange. Comment la mortalité pouvait-elle régresser malgré de nouvelles épidémies de choléra et de paludisme, la pauvreté croissante, l'apparition généralisée de microbes résistant aux médicaments et un système sanitaire au bord de l'effondrement?
En tout état de cause, ces chercheurs étaient des experts et leurs aménagements ont donné les résultats attendus : les données informatiques correspondaient désormais aux chiffres réels, les comptes étaient équilibrés, la vérité révélée. Le fruit de leurs travaux, publié en juin 2001, m'a réduit au silence. Certes, je continuais à relever de curieuses corrections et des problèmes d'ampleur, mais je me taisais devant des graphiques révélant d'énormes changements dans le schéma de mortalité, un nombre croissant de gens mourant aux âges où l'activité sexuelle est le plus intense. "Qu'as -tu à dire face à ces chiffres ?" criait ma femme, les yeux brillants de colère. Rien. J'ai rangé mes documents sur le sida dans le garage et ravalé ma salive.
Mais, de temps à autre, je n'ai pu m'empêcher d'aller voir furtivement sur les sites scientifiques comment la situation évoluait. Vers la fin de 2001, le fameux ASSA-600 a été remplacé par l'ASSA-2000, qui a fourni des estimations encore plus faibles que son prédécesseur : seulement 92,000 décès dus au sida en 1999. C'était à peine plus d'un tiers du premier chiffre de l'ONU, mais peu importait: pour les experts scientifiques, l'ASSA-2000 était si précis que toute autre référence aux déclarations de décès "serait d'une utilité limitée". Il est un peu inquiétant, me suis-je dit, qu'on prétende que la réalité virtuelle rend le réel superflu, mais, si ces experts jugeaient le nouveau modèle infaillible, c'est qu'il devait l'être.
Mais il ne l'était pas. En décembre 2002, l’ASSA-2000 a été lui aussi mis au placard. Sur le site du Conseil de recherche médicale, une note expliquait que la modélisation était une science exacte et que le nombre de victimes du sida commençait tout juste à augmenter. Le Conseil ajoutait qu'un nouveau modèle était en cours d'éla-boration et qu'il fournirait vraisemblablement des estimations inférieures d’environ 10 % à celles qui étaient proposées jusque-là. Bien que cela ne soit pas très rigoureux, j'ai demandé à mon copain scientifique Rodney Richards d'introduire les données corrigées sur son propre simulateur et de voir quel résultat il obtenait pour 1999. La réponse, pour faire court, était un bilan de l'ordre de 65,000 victimes, très loin des 250,000 initialement estimées par l'ONUSIDA.
En lisant ces lignes, ma femme n'est pas convaincue. "C'est monstrueux, me dit elle. Tu traites la question comme s'il s'agissait d'un jeu vidéo. Des gens sont en train de mourir!"
Oui, je l'admets, des gens sont en train de mourir, mais il n'en reste pas moins que le sida en Afrique est présenté à la manière d'un jeu vidéo. Quand on lit que 29,4 millions d'Africains "vivent avec le sida", cela ne veut pas dire que des millions de gens ont passé le test. Cela signifie que des analystes présument que 29,4 millions d'Africains sont liés, via des réseaux mathéma-tiques et sexuels extrêmement complexes, à l'une des femmes qui ont été diagnostiquées séropositives lors des contrôles annuels effectués dans les maternités ! Les analystes sont les premiers à reconnaître que l'opération est sujette à des aléas et à d'importantes marges d'erreur. Plus importantes que prévu, dans certains cas.
La plupart des estimations disponibles pour les pays situés au nord de la province du Limpopo sont fournies par l'ONUSIDA et obtenues à l'aide de méthodes similaires à celles qui sont en discrédit en Afrique du Sud. Selon Paul Ben-nell, analyste de l'Institut des études sur le développement de l'université du Sussex, on constate un "extraordinaire" manque d'éléments en pro-venance d'autres sources. "La plupart des pays ne recueillent même pas d'informations sur les décès, écrit-il. On ne trouve pratiquement pas de données issues d'études démographiques dans la majeure partie des pays les plus touchés."
L'analyste a pu toutefois s'informer auprès des instituteurs, qui sont considérés comme un groupe à haut risque compte tenu de la régularité de leurs revenus, qui leur permet de faire la fête plus que d'autres. En 2002, la Banque mondiale a déclaré que le sida tuait les enseignants africains "à un rythme trop rapide pour qu'on puisse les remplacer".
Et la BBC a annoncé que, cette même année, un enseignant malawite sur sept mourrait du sida.
Paul Bennell a étudié les données disponibles et a découvert que la mortalité chez les enseignants était "plus faible que prévu". En outre, le taux semble baisser dans six des huit pays étudiés. "C'est inattendu, observe-t-il. Il est possible que le pire soit derrière nous en ce qui concerne ce groupe."
En 2002, des rumeurs similaires ont circulé dans toute l'Afrique australe, où l'épidémie serait en train de se stabiliser, voire de régresser dans les pays les plus touchés. L'ONUSIDA a eu beaucoup de mal à réfuter cette thèse, la qualifiant de "mythe dangereux", même si son propre site montre qu'il n'en est rien. "Dans la plupart des pays, l'épidémie ne progresse plus, insiste Paul Bennell. contrairement à ce qui est dit ou sousentendu, la prévalence du VIH n'augmente pas.»
L'analyste soulève une question intéressante. Pourquoi l'ONUSIDA et son impressionnante alliance d'entreprises pharmaceutiques, les ONG, les scientifiques et les organisations humanitaires proclament-ils, contre toute évidence, que l'épidémie est en train de s'aggraver ? Une explication possible est fournie par Joe Sonnabend, l'un des pionniers de la recherche sur le sida. Ce physicien new-yorkais travaillait dans un centre MST [maladies sexuellement transmissibles] quand le syndrome est apparu. Il a ensuite rejoint la Fondation américaine pour la recherche sur le sida, mais l'a quittée quand ses confrères ont commencé à exagérer la menace d'une pandémie généralisée dans le but d'accroître la visibilité de la maladie et d'amplifier l'urgence des subventions. Le milieu du sida, dit-il, est très habile pour "manipuler la peur quand il s'agit de se procurer de l'argent et des pouvoirs".
Avec de telles idées en tête, je me suis senti profondément exclu lors des "festivités" qui ont accompagné la Journée du sida en Afrique du Sud. Qu'on ne se méprenne pas à mon égard. Je suis convaincu que le sida pose un réel problème en Afrique. Les gouvernements et les professionnels de la santé les plus mesurés doivent être écoutés quand ils expriment leurs préoccu-pations sur l'épidémie. Mais, à côté d'eux, il y a des militants et des journalistes qui me semblent hystériques. Pour la journée du sida, ils se précipitent dans la rue comme des désaxés attirés par la pleine lune, hurlant que le sida fait de plus en plus de ravages, "ne peut plus être maîtrisé", paralyse les économies, cause des famines, tue des millions de gens, contribue à l'oppression des femmes et "compromet la démocratie" en sapant la volonté des pauvres de résister aux dictateurs.
À les entendre, le sida est le seul problème qui soit en Afrique, et la seule solution consiste à haranguer les foules jusqu'à ce que le libre accès aux traitements antisida soit défini comme un "droit fondamental" pour tout un chacun. Cela revient à dire qu'il faudrait dépenser plus de 400 dollars par an pour garantir un traitement à vie à n'importe quel paysan zambien atteint par le sida au motif que c'est une maladie plus grave que toutes les autres. Cette idée, très noble en apparence, est démente quand on sait qu'un grand nombre de ses voisins mourront de maladies qui auraient pu être soignées pour quelques cents à condition que des médicaments soient disponibles. Quelque 350 millions d'Africains - près de la moitié de la population - ont des crises de paludisme chaque année, mais le traitement de cette maladie n'est pas un droit fondamental. Deux millions d’entre eux attrapent la tuberculose, mais, la dernière fois que je me suis penché sur la question, les dépenses consacrées à la recherche sur le sida excédaient de 90 % celles de la recherche sur la tuberculose. Et, en ce qui concerne la pneumonie, le cancer, la dysenterie ou le diabète, les gens peuvent toujours prendre de l'aspirine ou parcourir la brousse à la recherche de plantes médicinales.
Je pense qu'il est temps de remettre en question certaines des affirmations du lobby du sida. Ses certitudes sont trop fanatiques, les pouvoirs qu'il revendique trop étendus. Qu'on le laisse libre de ses mouvements et il réquisitionnera toutes les ressources pour combattre une seule maladie. Il vaincra peut-être le sida, sait-on jamais, mais que dirons-nous si, dans cinq ans, nous ouvrons les yeux et découvrons que l'ampleur du problème a été excessivement gonflée par des estimations mal fondées et que plus de 20 milliards de dollars sont partis en fumée?
Rian Malan.
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