Carnet intime de mes premiers mois avec l'idée que je vais mourir.

"Metadame"

 

Je suis séropositive. Un médecin me l’a annoncé ce matin. D’abord, je ne l’ai pas crue. J’ai demandé : "c’est certain " ? Oui ! Certain !

Je me suis levée et dirigée vers la fenêtre en lui tournant le dos. J’ai crié trois fois : NON.

Et puis presque aussitôt, je suis partie. J’ai serré la main du docteur avec une poigne de fer. Je ne mourrai pas comme cela d’un claquement de doigt. Je ne me laisserai pas faire.

Dans la salle d’attente, en sortant du centre médical, une femme m’a considéré d’un œil bizarre. Elle avait du entendre mon cri et comprendre…Je pouvais lire dans son regard : séropositive.

Le monde s’écroulait mais je suis allée comme prévu au rendez-vous fixé la veille avec le dentiste, abasourdie, ne pouvant me résigner à l’idée de me trouver moi du côté de ceux qui meurent du sida…

Prendre la nouvelle avec sagesse : de toute façon, ma jeunesse n’allait pas durer. La force et la beauté s’en vont. Dans mon cas, elles s’en iront peut-être plus tôt que prévu dans ma tête d’inconsciente. Je tomberai peut-être malade du sida et je dirai Adieu.

Mourir : ce n’est peut-être pas la mort. Ce que j’ai rêvé de la vie n’est pas du tout la vie.

En Belgique, une personne sur mille est séropositive. Se laisser tenter par un inconnu sans capotes est dangereux. Même s’il se prétend sain. Le bandit ne se connaît pas. Il ne possède pas la moindre conscience des horreurs transportées par son sang. Moi-même je ne le savais pas. J’ai passé un an et demi dans la plus parfaite inconscience.

Martha m’a envoyé un mail m’annonçant qu’Antonio, un amant espagnol que j’ai connu en tout et pour tout deux nuits, était atteint. Alors j’ai fait le test…Si je me rappelle bien, il m’avait annoncé qu’il n’avait pas le sida tandis-que l’idée de mettre un préservatif nous passait par la tête…

Aurais-je imaginé dans mes rêves d’adolescente un avenir de malade ? Je devrais crier à la face de Dieu : " c’est trop injuste ". Et à ma propre face : " Mais bon dieu quelle connerie, un préservatif et ma vie était saine et sauve ".

Voici quelques semaines, j’ai rencontré Michel. Je l’aime. Avec lui, je voyais un nouveau départ dans l’existence. Va-t-il m’abandonner en entendant la moche nouvelle ?

Il y a peut-être une chance sur cent de transmission du virus. J’ai chopé la malchance. Un mobile inconscient m’a-t-il poussée vers une place de paria, de lépreuse des temps modernes ?

Le médecin que j’ai rencontré, un jeune gars très sympathique et ouvert, m’a remonté le moral. La science a fait d’immenses progrès et continue à en faire. Après une période de latence, les lymphocytes, essentiels dans le maintien de l’immunité, commencent à diminuer dans le sang. En deçà d’un certain seuil, il faut prendre des médicaments qui neutralisent le virus et produisent de nouveaux lymphocytes. La trithérapie recule peut-être l’échéance d’une vingtaine d’années. Après, la période sida, de maladie proprement dite, s’installe ou ne s’installe pas. C’est selon. Le médecin ne s’est pas montré très clair à cet endroit.

Le cancer a fait mourir ma tante et tous mes grands-parents, à l’exception de grand-papa, décédé d’une crise cardiaque tandis-qu’il prononçait un discours. Je me distinguerai peut-être par le sida. C’est la vie.

Les sidéens paraissent des victimes mais qui échappe à la dégradation ? Certains sont détruits plus rapidement que d’autres. C’est tout.

J’avais sans-doute déjà senti la mort en moi, quand je me réveillais le matin, épuisée…Maintenant, je sais qu’elle se trouve dans mon sang à l’état latent. Je suis triste car c’est tout ce que j’ai pu produire. Il paraît que les séropositives peuvent avoir des enfants. Elles recourent à l’insémination artificielle puis à la césarienne.

Antonio a du pleurer comme moi en apprenant la nouvelle. Je ne l’ai pas fort aimé. Je n’ai même pas envie de l’appeler et de partager cette douleur avec lui. Lui, c’était un poète et un gosse. Il avait écrit un article sur moi : " Par Amour d’une belge… ".

Le virus est une opportunité de maturation. Il peut m’aider à acquérir une conscience plus exacte du sort humain. Comme en témoigne Marie de Hennezel dans son très beau livre, " la mort intime ", la conscience de la mort peut-être bénéfique, un tremplin pour être vraiment en vie.

Un réseau de personnes très aimables et ouvertes existe autour du sida. Un homme, un bénévole, m’a écoutée parler pendant au moins une heure.

Des hommes m’ont croisée au café internet. Comme d’habitude, ils me regardent. Ils ne savent pas que je porte la mort. Je suis maintenant différente, comme du temps de la boulimie où je voyais exister les autres, et moi, j’étais à part, Je pensais que ma vie commencerait pour de bon le jour de la grande minceur.

Maintenant que je suis mince et que j’ai rencontré un homme très bien, j’ai le virus. Ce n’est pas une raison pour essayer de me rendre la vie belle en me bourrant la gueule. Je suis dans la révolte. Le monde n’est pas du tout comme je le désire. Je me tends de toutes mes forces contre la réalité, je me cabre, je me débats.

Michel, mon amour, est parti en vacances en France. Il ne se doute de rien. Je lui ai parlé au téléphone. Il ne croit pas que je puisse avoir attrapé la saloperie. Vais je lui annoncer la nouvelle et foutre ses vacances en l’air ? Je l’ai déjà plus ou moins prévenu. Je lui ai annoncé que la laboratoire a demandé une seconde prise de sang : cela, c’est un mauvais signe. Il m’a conseillé de ne pas m’angoisser à priori. " tu ferais quoi si j’avais le sida, tu m’abandonnerais ? " A cette question, il n’a pas répondu. Il a dit : " Faut positiver ! ". Je le rejoins bientôt comme prévu en vacances. Je lui annoncerai probablement la nouvelle à mon arrivée dimanche ou lundi.

J’ai téléphoné à Christophe, une des trois personnes que je risque d’avoir infestées, pour lui annoncer la nouvelle, d’abord à mots voilés, prétendant que j’avais chopé l’hépatite B…Il a deviné qu’il s’agissait du sida. J’étais froide, et quand je l’ai senti s’alarmer, je suis devenue glaciale. Il a dit : " les nouvelles sont mauvaises ". Il ne m’a pas tuée.

Après Christophe, j’ai du laisser un message sur le répondeur de Martial, mon grand ami. Nous avions fait deux ou trois fois l’amour. Sans capotes. Le message lui disait de ne pas s’inquiéter, qu’il fasse un test car j’ai l’hépatite B. Il m’a rappelée, disant que je peux lui dire la vérité, il ne va pas me manger. Il devine lui aussi qu’il s’agit du sida.

Il passe chez moi. Il a peur d’être infesté et d’en avoir infesté d’autres. Il imagine une ronde de sidéens. Il pleure. Il me prend dans les bras, disant " je t’aime ".

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Je pleure dans la salle d’attente de l’hôpital. Le livre que Michel m’a prêté : " Une réponse Zen à la dépression " parle du laisser être. Ne pas se tendre contre douleur, tristesse et virus. Lâcher prise…Je peux pleurer tout à mon aise dans les lieux publics, c’est bien naturel.

L’infirmière s’est montrée charmante avec moi. Elle m’a déclaré que les séropositifs vivent heureux et pendant longtemps. Elle a pris le temps de m’écouter malgré les impératifs professionnels. Il est doux de communiquer. Quelle que soit l’échéance, la solidarité me sauvera. Il y a quelque-chose de si grave dans mon sang que mes peurs coutumières s’écroulent. Je me confie à des inconnus. Ne sommes nous pas frères humains ? L’infirmière ne m’a-t-elle pas déclaré : " Moi aussi, j’ai eu une maladie " ?

Merci à ceux qui m’écoutent. Après la conversation avec l’infirmière, je me sens tellement mieux. Dans la rue, le soleil est revenu, je marche comme dans un rêve. Tout est plus calme, plus détendu. Je profite du soleil. François, mon frère, mon ami depuis l’école secondaire, m’a serrée dans les bras, pour la première fois depuis quinze ans. La nouvelle l’a attristé. Dans cette épreuve du passage sur la terre, nous sommes bien tous unis. Les émotions aussi sont contagieuses.

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J’ai réussi sans grandes difficultés à garder la face devant papa et maman. Je ne voudrais les décevoir ni l’un ni l’autre et je les aime. Il s’agit pour le moment de les laisser indemnes.

Comme prévu, je suis partie en vacances rejoindre Michel. Nous sommes partis très tôt, en voiture, avec William qui m’accompagne jusque dans les Pyrénées.

La pensée de la maladie ne me quitte pas. L’espoir et des anticipations mentales de l’horreur qui m’attend (peut-être) se succèdent dans ma tête. Je suis sous le choc. La condamnation m’écrase. Sans-doute, tous n’en meurent pas, ou pas directement. La peur est un poison. J’ai soif.

Je ne cesse pas de boire et je dois uriner. Auparavant, j’aurais peut-être refusé de pisser derrière un buisson dans la ville. Mais maintenant que j’ai le virus ! Quelle importance ! William me dépose devant un petit parc. Je trouve mon coin. J’essaye de profiter des moments simples qui tissent une vie : uriner derrière un buisson en évitant de mouiller ses pieds.

J’avais imaginé que le sida apporte une plus grande capacité à vivre l’instant présent. Mais je ne pense pas du tout ici, maintenant. L’obsession de la maladie m’accapare.

Katherine Mansfield parle d’accueillir la douleur (" Ne résiste pas, accepte la pleinement, fais de la souffrance une part de ta vie, et non pas séparée ").

Le soir, William et moi avons retrouvés des amies à Marseille. Sophie, une fille que j’ai rencontré en Afrique voici un an ou deux. Son père vient de mourir d’un cancer. Elle accueillait une autre amie, une Suédoise du nom de Solange.

Elles nous attendaient dans un café du vieux port. Moi, j’étais ailleurs. Pas intégrée pour un sou dans le groupe des amies. Je ne me sentais plus vraiment de ce monde. Les pensées m’empoisonnaient. J’écoutais difficilement. Sophie a peut-être regretté de m’avoir invitée. Faut dire qu’à l’époque, au moment ou la rencontre a été décidée, je ne savais pas…

Mon appétit est coupé. Plus rien ne me réjouit. Les copines m’ont fait boire pour me dérider. Le pastis m’a un peu aidée en effet à ne pas trop penser. Nous sommes allées chez Sophie. Elles sont sorties pour acheter une pizza. Je me suis retrouvée seule avec William et j’en ai profité pour confier mon trop lourd secret. Quel soulagement de lui dire que j’ai le virus ! Il s’est chargé d’une partie de ma peine ; il n’a pas fermé l’œil de la nuit.

Seuls dans la chambre, hors de la vue des filles, il m’a prise dans les bras.

Plus jamais, je ne pourrai m’intégrer dans les cercles mondains. Cela m’est en tout cas impossible aujourd’hui. La soirée avec les copines était terriblement superficielle. Cétait parler pour ne rien dire, feindre le rire et l’amusement. Un grand théâtre de vie heureuse. Je m’emmerdais. Mon humeur sombre les dérangeait. Je me suis excusée pour mon attitude morose, prétextant un coup de déprime…

Je vais me retirer du monde. Je n’y trouve plus de plaisir et je ne vois pas comment j’en trouverais dans une existence de séropositive où l’essentiel, l’amour, est entaché du danger de mourir et d’attraper les pires crasses. Il est temps de partir dans la nature et de prier. Je vais téléphoner à Michel pour lui annoncer la nouvelle et que je n’attends rien de lui.

C’est par désespoir que le Boudha s’est assis sous l’arbre et qu’il s’est mis à méditer, par désespoir qu’il a atteint l’illumination. S’asseoir et capituler. Là se trouve une issue.

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J’ai bien dormi, peut-être grâce à William qui m’a entendue hier. Je peux dormir, même séropositive ! Ma douleur compte maintenant trois antidotes : la nature (et le soleil) ; la communication ; le sommeil.

Le sida n’est peut-être pas aussi terrible qu’il en a l’air. Puis-je dire : " Le sida, ce n’est pas la mort " ? Au cas ou Michel m’abandonne, je peux trouver un amoureux séropositif. En Belgique, un garçon sur deux milles en est atteint.

J’envisage un autre type d’existence, hors du monde, contemplative. Bien-sûr quand la vie paraît si atroce (je dis " paraît " car ce n’est là qu’une conception), l’on a plus qu’une idée obsédante : s’en libérer. Certains recourent à la spiritualité, d’autres au suicide (et ses succédanés d’auto-destruction tels les drogues, l’alcoolisme, l’amour à mort…). Beaucoup se gavent, s’inoculent de l’illusion du pouvoir, tels moi et le naïf imbécile qui voulait tant être le premier à la course de vélo de Marseilles. Il s’est dopé. Il en est mort.

Je vais beaucoup mieux. La peur a diminué. Je parviens à écouter les autres et à faire relative bonne figure. J’ai joui du soleil qui me caressait la peau, de la vision de la mer, du ciel, des bateaux et des albatros. Marseille est une ville charmante.

Je suis incapable de garder mon secret. J’ai confié à Sophie que j’avais attrapé un virus par accident en Espagne. Je n’ai pas osé lui parler DU virus. Dommage car elle n’a pas compris qu’il s’agissait du sida. Partager le secret, même à moitié, soulage.

Faire bonne figure est un sport qui m’épuise. Devoir plaire est si fatiguant. Est-ce que j’aboutis finalement aux résultats escomptés ? J’en ai assez de chercher à séduire, assez de fuir un jugement.

Michel m’a appelée. Je lui ai finalement annoncé la nouvelle au téléphone, le médecin et le bénévole me l’avaient déconseillé.

Il a pris l’événement l’on ne peut mieux. Il a dit que c’était sérieux mais que cela irait et que ce virus ne change rien entre nous ! Il ne craint pas d’avoir été contaminé. Après la conversation avec lui, l’énergie m’est revenue d’un coup. Quel soulagement ! Quel bonheur d’être gardée ! Quelle joie d’être aimée ! Tous les maux minuscules que je perçois avec anxiété depuis que j’ai appris la nouvelle ont disparu d’un coup. Je sens de nouveau la jeunesse, la force et la vigueur. L’espoir est rené !

Des gens se sont libérés du virus. Moi aussi, je me battrai. Nous en sommes à la phase d’entraînement : augmenter ma résistance musculaire, physique et psychologique. Quelle que soit la fin, je gagnerai la guerre.

J’ai donné des préservatifs à William : puisse-t-il connaître bien du bonheur avec sa copine dans les Pyrénées.

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Michel continue à m’aimer. Il m’attendait sur le quai, à l’arrivée du bâteau à Ajaccio. Je me suis blottie dans ses bras. Les retrouvailles étaient douces, pleines d’envie de l’un pour l’autre…malgré le virus.

Il voyage avec Adélaïde, une femme d’une soixantaine d’années dont le mari est décédé du cancer. Cette femme est sympathique mais leur relation me déplait. Il m’avait déjà confié qu’ils avaient couché ensemble, jadis. Il me l’a présentée comme son initiatrice en tantra. Continuent-ils à coucher ensemble de temps en temps (et même beaucoup, passionnément, à la folie…)? Je préférerais qu’il soit tout à moi, tout dévoué à moi. Puis je exiger sa fidélité ? Moi qui lui ai peut-être transmis " la mort latente " ? Moi, séropositive…

La fidélité absolue n’est-elle pas contre-nature ? Ce n’est pas parce-qu’un homme est avec une femme qu’il ne regarde ni n’en désire d’autres. Ce serait trop beau pour être vrai. Par nature, la vie est cruelle. Le tout est d’avoir conscience de la douleur de l’autre et d’essayer dans la mesure du possible de la ménager.

Michel, Adélaïde et moi avons pris le bus jusqu’à Bonifacio. Adélaïde occupait le siège devant nous. Michel m’a cajolée pendant les deux heures de trajet, je le lui ai rendu. Il semble clair qu’il est avec moi, pas avec elle ! La radio a diffusé une émission sur le sida. " Il y a actuellement beaucoup d’espoir dans la guérison du sida, mais… " Michel s’est levé et il a été demandé au chauffeur de changer de chaîne. On a eu droit a de la musique traditionnelle Corse.

Je portais ma jupe espagnole et le petit pull rouge qu’il m’a offert, celui qui laisse voir mon nombril. Il m’a trouvée jolie. Je me sentais plutôt bizarre vis-à-vis des gens, différente…Je me voyais un peu à travers leurs yeux comme une dévergondée.

Bonifacio est une ville touristique et mondaine. Jolie, mais surfaite, et trop chère. Michel et Adélaïde voyagent en voilier avec un groupe peu sympathique qui m’a mal accueillie. Ils vont partir en mer pendant quinze jours, encagés dans ce minuscule bateau. Cela me rappelle l’expérience des rats en cage. Ils se multiplient dans un espace réduit. L’espace se raréfie et ils finissent pas s’entretuer.

Nous n’avons trouvé ni hôtels, ni chambres d’hôtes, seulement un camping minable… Michel a laissé le groupe pour passer la nuit avec moi, dans ce camping bondé. Nous avons installés ma vieille tente. On a eu une belle nuit. J’espère ne pas faire peser sur lui le poids de ce virus. Point de vue sexuel, les choses vont mieux que prévu. Bien-sûr, mes élans ne sont plus du tout ce qu’ils étaient. Mais c’était tout de même gai. Il bandait comme un Roi.

Comme disait le bénévole au téléphone, il n’y a pas que la pénétration dans la vie.

Michel m’a parlé d’un homme qu’il a connu, un type bizarre. Ce type en connaît un autre qui s’est libéré du virus par une médecine alternative.

Il me conseille de réfléchir avant d’adopter la tri-thérapie qui risque de m’affaiblir sans éliminer la bête. La conversation m’angoisse. Je ne suis pas informée et ne dispose d’aucune opinion sur les différentes thérapeutiques proposées aux séropositifs. Comment m’informer valablement tout en évitant un choc de la réalité ? J’opterai très probablement pour la médecine la plus traditionnelle et universitaire qui soit.

A part travailler mon moral et ma résistance physique, que faire ? Dans quels mains tomber ? Le médecin de l’hôpital m’inspire plutôt confiance. La tri-thérapie, et ses cinquante médicaments journaliers, dit-on, m’effraye. Je déteste être malade. De petites égratignures sur mes jambes m’inquiètent. Est-ce que je cicatrise aussi rapidement qu’auparavant ?

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Michel est parti. Je l’ai accompagné jusqu’au bateau. Il m’a serrée dans les bras.

Maintenant, je suis de nouveau seule.

La pensée est peut-être un des pires égarements humains, le pire des mensonges.

Je vais beaucoup mieux même si la peur m’a reprise pendant le trajet de Bonifacio à Sartène. J’ai enfin trouvé une nature splendide qui me rassérène. La vie continuera. Je dors dans une chambre à Zonza à trente-cinq euros la nuit. Les gens sont aimables. Je me sens différente des touristes. Ils appartiennent à une autre planète où règne la beauté, où la mort et la maladie n’existent pas. Ils appartiennent au pays de l’éternelle jeunesse.

Univers factices, façonnés pour le tourisme. Tout est là pour satisfaire les caprices. Dans de tels univers, on perd la mort de vue.

Je me suis fait cadeau d’une petite jupe et d’un bikini de guerrière — à motifs militaires. Ceci pour la guerre que j’entreprends. Contre et avec le virus.

Ma chambre fait face à un clocher d’église, dominant une vallée d’arbustes. Michel se trouve sur une île. Il m’a téléphoné tout à l’heure, très gentiment.

J’ai pensé aux malheurs du monde et je me suis trouvée chanceuse :

Les bébés malnutris d’Afrique

Les jeunes-hommes qui devaient partir à la guerre dans les années quarante. Imaginons qu’ils avaient une chance sur quatre d’en réchapper.

Les morts dans l’attentat du onze septembre

Les palestiniens qui sautent avec leurs bombes

Les prisonniers des camps de concentration

Les victimes d’accidents mortels

Etcetera

Etcetera

Katherine Mansfield a dit : " La souffrance sera changée en joie "

Porter ma croix tel le pénitent de la cérémonie du Catennacciu à Sartène. Alors Dieu me libérera du virus ! J’ai été visiter un musée sur cette procession qui date du moyen-âge. Il y avait une splendide musique classique qui m’a remplie d’un sentiment tragique.

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Je suis dans la montagne. Je fais du monokini. J’ai peur que des gens arrivent, me surprennent et portent sur moi une condamnation parce-que je me ballade seule et sans soutien-gorge dans la nature, qu’en plus, je suis bizarre.

Le bruit de l’eau qui s’écoule me tranquillise. Le soleil est fort. La nature est belle. Des lézards verts se baladent à mes côtés. Ma vie n’a pas plus d’importance que la leurs, ni que celle d’un arbre, d’une fleur, d’un insecte ou d’un papillon blanc.

J’ai un long poil noir sur le sein droit. La faim est revenue et c’est un très bon signe. Je suis encore en parfaite santé même si la nouvelle m’a rendue hypocondriaque. Cultiver l’observation et l’attention, pas la pensée. C’est la pensée sous-tendue par l’angoisse et le besoin de reconnaissance qui me fait le plus souffrir.

La nature m’enveloppe doucement. Je regarde passer les fourmis. J’entends couler l’eau. Le soleil bronze mes petits seins blêmes. La paix est à portée de main, ou plutôt à portée de l’esprit.

Martial a dit que je suis de nature optimiste et si vivante que je vivrai !

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J’ai fumé.

Oh ! Rien de grave, juste un échappatoire, un bol d’air. Rien de coupable, même si je me sens telle.

Mon imagination s’emballe. Je me vois en aventurière marginale. Je me perçois de l’extérieur, comme dans un film.

Dominique, le chauffeur du minibus qui m’a amenée à Zonza, m’a invitée à boire l’apéritif. Ensuite, il m’a invitée au restaurant du col de Bavela. Là, trop chargée, je lui ai annoncé que j’étais séropositive. Du coup, la communication est devenue beaucoup plus facile et intéressante. Il ne me condamne pas du tout. Au contraire. Il se sent sur la même longueur d’ondes que moi. Il me dit que séropositif, il l’est peut-être aussi. Il sent qu’il va mourir bientôt.

Je me retrouve en lui (pas de boulot fixe, des voyages, la vie au jour le jour…)et dans une aventure. Nous reprenons la route vers Zonza, il m’offre de quoi fumer et il me prête son installation stéréo pour écouter de la musique dans la chambre (lui s’en va à Bastia).

Sur la musique belle et planante, je pense évidemment et de nouveau à moi, et à la psychologue que j’ai été voir avant de partir, accablée par la nouvelle…—Je ne cesse pas de me regarder à travers les yeux de cette femme. Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle en ce royaume ?

Oublier un peu, voir les choses tellement plus légèrement, tellement plus sagement.

Je ne sens plus la douleur. Mes préoccupations tombent comme par miracle.

J’aime faire l’amour ! Pourquoi en avoir honte ? Une image de moi comme une perverse ou une dévergondée traîne toujours dans ma tête. Mon judéo-christianisme revient pour me condamner.

Michel ne m’a pas téléphoné. Aurais-je pu résister aux éventuelles avances de Dominique ? Je suppose que la nouvelle de ma séropositivité a du lui couper toute libido. Auparavant, j’aurais peut-être couru l’aventure. Maintenant plus. Cela ne m’intéresse plus, et pour cause…

La période de succès que je connais depuis à peine quelques mois semble se prolonger malgré tout. Des hommes m’apprécient. Dominique m’a fait une belle soirée, parce-qu’il se met à ma place et qu’il m’estime.

Tout arrive à temps, au moment opportun. C’est ce que je vis ici, en Corse. Mon voyage s’organise de lui-même, au gré des rencontres.

(Et si je tombe dans un trou ?)

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Ici, dans ce " refuge " des cols de Bavela, les touristes grouillent comme des fourmis. On entend leurs voitures et leurs cris. Je cherchais une ferme en pleine nature. Il y a trop de monde à mon goût. Je suis seule à voyager seule.

A l’auberge, un macho m’a invitée à boire. Il me poussait à commander le champagne. J’ai demandé une eau gazeuse (ha, ha, ha). Je l’ai bue rapidement et je suis partie sans demander mon reste…Il voulait épater ses copains. Je ne sais plus à quelle occasion il m’a comparée à un chien…Une fille m’a défendue, disant qu’il drague bien mal…En plus de l’eau gazeuse, il a payé mon café. " merci " j’ai dit. Puis : CIAO !

C’est drôle, les mecs qui veulent te payer des trucs.

Par ce biais, il n’obtiendra rien de moi. Au vingt et unième siècle, il est encore difficile pour une femme de voyager seule. J’intrigue, j’intéresse, je scandalise peut-être. Certains ne comprennent pas qu’une femme puisse être seule lâchée dans la nature, et sans-doute moi non plus.

Je suis assise dans la forêt. Deux mouches sont en train de faire l’amour. HA HA HA. J’ai toujours peur de m’asseoir sur un scorpion. Si je n’avais à accomplir encore quelques petites choses, je pourrais mourir maintenant. Il faut que j’annonce la nouvelle aux parents. Ils vont être déçus, eux qui prenaient ma vie professionnelle tant à cœur, qui s’inquiétaient pour mon avenir, m’offraient leur soutien, espéraient pour moi un beau mariage…

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La communication avec Michel est maintenant impossible. Je dois monter dans la montagne pour capter les appels. Mon portable se décharge très rapidement. Il n’y a qu’une prise disponible dans l’auberge. Cette nouvelle relation m’effraie. Dans quelle mesure le sida et son spectre vont-ils entraver nos rapports ? Michel ne paraît pas réaliser le danger. Il ne craint pas d’avoir été infesté. Il dit même que ça l’intéresse que j’ai chopé cette poisse, pour expérimenter le tantrisme.

Jouissons de mon excellente santé car cela ne durera pas. Ma vie va forcément changer. Quelle miracle d’être encore en vie. Mon corps est presque parfait. L’on peut s’étonner qu’il soit voué demain à se dégrader.

Ici, les hommes me désignent comme la " jeune-fille ". S’ils savaient ! Ils ne se doutent absolument de rien. Moi à leur place, je me fuirais comme la peste. Je m’éviterais comme le sida.

Coup de déprime. Je me demande ce que je fous ici dans ce centre touristique géant. La cigarette me donne une certaine nausée que j’interprète comme un symptôme du mal. La fatigue me pèse. Je ne sais pas où je vais maintenant. J’ai peur.

Ai-je cherché à m’affirmer par la négative en attrapant ce virus ? Etre marquée par certains stigmates indubitables (Oui, elle a baisé ; oui elle est dévergondée ; oui elle est différente, oui sa vie sexuelle est folle). Etre reconnue comme une fille libertine par opposition à maman, la mystique. Quelle agressivité se dissimule sous ce nouveau statut de sidéenne ?

Mes vacances en Corse : quelle drôle de petite escapade. Qu’est-ce-que j’ai cherché au juste ? Désespérément, l’amour d’un homme. Le besoin de le revoir, de lui annoncer, de savoir ce qu’il en était désormais de notre relation. Ai-je été satisfaite ? Nos retrouvailles ont été douces.

Il est difficile pour moi de partager avec une autre (avec sa copine Adélaïde) et si je les rejoignais, je ne parviendrais qu’à jeter de l’ombre sur leur voyage. Ils se sont disputés avec les gens du voilier et ils ont quittés le groupe.

Moi, je vais rentrer à Bruxelles. Je n’ai déjà que trop dépensé d’argent. J’ai envoyé un SMS à Maman, lui souhaitant le bonheur et l’obtention du Nibana. Maintenant je comprends les boudhistes qui disent que la vie est souffrance. Dans la lutte contre le virus, mon équilibre affectif est essentiel, et même vital. Le fait d’être seule dans un complexe touristique, séparée de Michel qui gambade avec sa copine initiatrice tantrique, séparée de William, d’être seule avec la peur que maman me dédaigne et m’abandonne dans son cœur comme si je n’en valais plus la peine, ne me réussit pas. J’ai peur de revenir à Bruxelles et de connaître de nouveau l’errance professionnelle et les refus des employeurs à mes offres d’emploi. Je ne voudrais pas connaître de nouveau la solitude et l’absurdité de maintenir un appartement pour moi toute seule. J’ai plus que jamais besoin des autres, besoin d’être acceptée par Maman telle que je suis avec mes faiblesses et avec mon virus.

Plus encore que le sida, la solitude me tue.

Combien ai-je dépensé d’argent pour les communications mobiles ? Une folie !

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Je me trouve dans le bateau du retour, dans les toilettes, assise sur la planche rabaissée, à l’aise pour déverser mon cœur en écrivant dans un cahier. La bateau tangue. La porte tremble un peu. Mon cœur est serré.

Ce voyage avait des côtés absurdes : tant de fric dépensé ! Je prépare une déception amoureuse en envisageant la voie monastique. J’ai petté les plombs tout à l’heure à Ajaccio en apprenant que je ne pourrais pas rejoindre William car il n’y avait plus de places sur les bateaux et pas de départ avant le soir. J’avais toujours envie de pleurer. Les mouvements de gymnastique calment la mélancolie, éteignent la colère. En sortant du bureau des réservations, j’ai aperçu Dominique, le chauffeur du minibus, je l’ai pris dans les bras. Cela a été une réaction instinctive. Je me suis aussitôt détachée. Il a du avoir un mouvement de recul. J’ai fui sans prendre la peine de lui expliquer quoi que ce soit.

Comment ai je pu être aussi idiote de contracter le sida.

A Ajaccio, j’ai claqué du fric en fringues. Je me sentais tellement perdue et j’avais envie de me renouveler. Et aussi, recommencer ma vie financière à zéro dès mon retour à Bruxelles.

Ce bateau n’est pas aussi luxueux que le Napoléon Bonaparte de l’aller. L’on y trouve pas une distraction. Tout s’est fermé très tôt. Pas une possibilité de prendre un petit alcool pour soulager la douleur. J’ai besoin de partager la nouvelle avec mon père et mère.

J’ai fui la solitude à Bruxelles, maintenant je fuis la solitude à Ajaccio, à Bavela et à Bastia. J’aurai au moins reçu de très beaux baisers de retrouvailles. J’aurai eu quelques belles conversations avec Michel, Sophie et William. Et j’aurai vu du paysage.

Martial n’est pas séropositif. Il m’a envoyé un SMS m’annonçant la bonne nouvelle. Ouf ! C’est déjà cela de pris sur l’ennemi.

Le ciel s’obscurcit. Tout devient pâle comment avant la mort.

Espero una sola cosa : que no me dejen. Malgré tout ce que j’ai fait, ce que je suis, mes côtés obscurs…Qu’ils ne m’abandonnent pas. Por favor.

Je ne sais pas si Michel va m’appeler. La question ne paraît pas vitale. Elle l’est maintenant.

Quelle force je possède soudain pour défendre ma place près de la fenêtre. Un vieux type s’y était installé. J’avais pourtant marqué mon territoire d’un sac à dos. Je l’ai fait dégager. Il n’était pas méchant.

Je me suis sentie un peu gênée ensuite d’avoir lutté pour une question si futile de places près de la fenêtre. Finalement, j’ai été lui parler. Il est hollandais. Il m’a défendue quand un sale type s’est soudain mis en tête de me séduire.

Ce type avait commencé à me coller. Il était bourré. Je l’ai engueulé comme du pu. Je ne me croyais pas capable d’une telle agressivité. Je lui ai dit d’un ton glacial qu’il ne m’emmerde pas et qu’il s’en aille. A son tour, il est devenu agressif . " Laissez la fille " lui a dit le vieil hollandais.

Las mujeres viajando solas encontraran siempre y todavia este tipo de problemas ? Pude dormir. Me lleve cosas de la cantina para las ulteriores comidas del dia. Que viaje tan absurdo. Como en la novela " Un thé au Sahara ". Y la muerte y las enfermedades tan presentes a mi mente. Que puedo yo contra esas fuerzas de la naturaleza ? La fé, el pensamiento positivo, los ejercicios fisicos tienen sus limites.

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Ce matin, en arrivant à la station St-Charles à Marseille, de nouveau la colère contre le type qui m’annonce le prix du voyage en TGV jusqu’à Bruxelles. Mes économies fondent. Et pourquoi ? Qu’est-ce-que je cherche ici ? Une sécurité affective ? Un baiser de Michel ? Ou seulement fuir ?

Voici trois semaines, le vieil hollandais a eu un accident. Il n’a jamais connu de grandes douleurs mais maintenant si, après cet accident, il souffre. Les douleurs ne le quittent pas, ni ne s’allègent beaucoup avec les médicaments. Sa cage thoracique est endommagée. Il tousse. Il fume comme un Turc. Cela m’a fait du bien de parler avec lui. Je n’étais pas seule. Je savais exactement ce qu’il lui fallait (PARLER).

Il m’a accompagnée à la gare et plus tard, dans les rues de Marseille où je dois attendre le train qui ne part qu’à vingt-deux heures.

Maintenant, dans le vieux port de Marseilles, je les vois : les handicapés, les désespérés, les malades. J’ai croisé les yeux d’un homme qui poussait la chaise roulante d’une vieille handicapée et cela m’a rendue triste.

La religion catholique ne me sera d’aucune utilité. J’ai été à la messe avec mon top militaire. Ces rituels me paraissent morts et dénués de sens. Le curé a parlé d’une malade, une étrangère sauvée par Jésus-Christ. L’acoustique était exécrable. Je n’ai pas fort saisi ce que la bible peut promettre.

Un homme m’a interpellée dans la rue. Il a demandé s’il pouvait parler avec moi. " Oui " j’ai dit. Il m’a complimentée sur ma beauté. J’ai dit " merci ". Il a demandé si les gens dans mon entourage me l’avaient dit suffisamment. Je ne sais plus ce que j’ai répondu. Il a dit que ces gens n’avaient rien compris, que maintenant : " je respire dans le cirage "…

Ce qu’il a voulu signifier exactement ? Qu’il serait mieux que les autres ?…Il portait une petite chaînette avec une croix du Christ.

La tristesse vient par vagues. Porque no quiero morir. Quiero vivir. Lo encuentro demasiado crual de parte de la madre tierra. Siempre esta conciencia de los ojos vecinos y del medio mas o menos hostil donde no se puede llorar. Necesito mas que todo encontrarme en un medio que me escuche, reconozca tal como soy SEROPOSITIVA.

Queria la vida, queria al hombre. Estoy viviendo un especie de calvario, todo imaginario porque hasta ahora, nada exista realmente en la realidad, solo unos resultados escritos, y lo que se sabe acerca del sufrimiento de los demas enfermos.

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Enfin chez moi ! Home sweet homme ! J’écoute l’opéra.

Merci à Wolfgang Amadeus Mozart qui s’est donné pour nous, et a conféré de la beauté à cette existence dure.

Christophe m’a rendu visite. Il n’est pas séropositif pour le moment. Si nos calculs sont exacts, il manque environ une semaine avant d’atteindre les trois mois d’incubation du virus.

Puisse-t-il être indemne et ne pas surajouter son malheur au mien.

Nous avons été boire un verre et mangé des rouleaux de printemps chinois. Il s’est montré relativement sympathique (sauf quand il a déclaré qu’il ne mangerait plus jamais chez moi, s’imaginant contaminé par ma nourriture).

Il m’a tout payé, les verres et les rouleaux.

Il a des idées irrationnelles, comme celle qu’une pyramide-talisman peut me protéger du sida.

Un gros noir très baraqué et l’air fou s’est assis à côté de nous sans nous demander notre avis. Je ne suis pas certaine de l’avoir entendu m’appeler : " Maman ". Je l’aimais. Je suis un peu lui. J’ai l’impression de le comprendre. Les biens-portants, bien-pensants, bien-travaillants se protègent. Ils ne se croient pas de la même classe que les désespérés. Maintenant que je suis atteinte, qu’ai-je encore à protéger ? Dans quel but protégerais-je ma petite existence condamnée, hyperlimitée et insensée ?

Je suis moi aussi désespérée. Disons que mon individu n’a pas la moindre chance de survie. Alors à quand le grand pas ? Quand mon individu servira-t-il autre-chose qu’une cause perdue (lui-même)?

No lo sé.

Le noir m’a demandé une cigarette. D’abord j’ai refusé (il ne m’en restait que deux). Puis, prise de culpabilité, je lui en ai tendue une. Les serveurs essayaient de le foutre dehors. Ils l’ont menacé d’appeler la police. Sûr de lui avec sa baraque de muscles, il feignait de ne pas les entendre.

J’ai dit aux serveurs de ne pas s’inquiéter. Cet homme ne me dérange pas. Mais ils ont quand-même essayé plusieurs fois. En désespoir de cause, ils ont appelés les flics. Il a pris son temps pour partir et m’a donné un baiser sur la joue.

Les serveurs se sont excusés auprès de Christophe pour le désagrément (Encore une attitude machiste : ils auraient pu me présenter pareillement leurs excuses).

Pour ce " désagrément ", nous avons eu droit à une seconde tournée gratuite de leffes blondes.

 

Mon corps est beau et solide. Combien de temps encore ? Je jouis de mon image reflétée dans le miroir. Auparavant, il y avait des hauts et des bas dans ma perception de moi. Maintenant, je voudrais demeurer toujours comme je suis maintenant. Que ma force et ma jeunesse perdurent ! Que l’intérêt et la considération que les hommes me portent demeure ! Si je deviens moche et malade, Michel continuera-t-il à s’intéresser à moi ? Je m’identifie à Mélodie Nelson des chansons de Gainsbourg (" Ses jours étaient comptés, quatorze automnes et quinze étés…) Mama mia. Piano, piano, piano, piano…

Le désespoir et la révolte alternent avec l’apaisement. La vache sentant la mort sur le chemin de l’abattoir peut-elle se résigner ? Je compte sur mon instinct de survie pour me tirer de ce mauvais pas. Maman se montre adorable avec moi. J’ai peur de lui annoncer la nouvelle.

Merci à Dieu. Je suis encore en bonne santé. William considère que je réagis très bien. Il me conseille de ne pas refouler et de crier.

Chacun donne son avis sur la question. Christophe me conseille l’argile, les pyramides-talismans et dire le nom de Dieu. Prononcer ce mot : " Dieu " aurait des vertus salutaires ! (ha ha)

Il faudra que j’aille courir. Il y a toujours un petit guide qui m’indique pas à pas ce que je dois faire, comme uriner, nettoyer, écrire, téléphoner de ci de là pour un boulot…

J’ai nourri sur moi des images de libertine et de star sexuelle. Dans la réalité, j’étais surtout seule avec des rêves envoutants de jouissance.

Mon besoin de reconnaissance et d’existence est géant. Il existe sans-doute un bénéfice secondaire au virus HIV : me rendre intéressante. Que l’on admire ma force, mon esprit guerrier, mon combat. Et aussi : remplir une vie vide.

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Voilà, j’ai annoncé la nouvelle à papa au téléphone (comme me l’ont déconseillé le médecin et le bénévole du service d’aide aux séropositifs et aux malades du sida). Il l’a reçue assez froidement. Il a demandé si le laboratoire avait bien fait un second test. " Oui " j’ai dit. Puis, d’un ton fort : " Ce sont des défis qui nous sont donnés, on y arrivera ".

Je mets mon orgueil à sortir victorieuse de cette guerre, même si la maladie m’emporte, je peux remporter une victoire par un face à face courageux.

Nous avons mangé en famille, avec William, chez papa et maman. Je craignais leur jugement. Mais pas du tout. Tout s’est bien passé. Ils se sont montrés gentils. C’est surtout moi qui me sens coupable et dévergondée. Ils ne me considèrent pas du tout de cette façon.

J’ai parlé à maman de mes craintes dans la relation avec Michel. Qui est cette femme qu’il ballade partout avec lui, son initiatrice en tantra ? Je n’aimerais pas qu’il aie des relations avec une autre. Mais le virus m’affaiblit. Avec cette tare que j’ai acquise, et que je lui impose, comment oserais-je l’empêcher d’aller voir ailleurs ?

Nous avons passé une soirée agréable en famille, parlant de sida et de méditation boudhique.

Je commence à tout prendre à la légère, même ma propre vie. Le seul essentiel n’est-il pas de se libérer de la souffrance ?

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J’ai mis mon top militaire et j’ai couru et fait de la gymnastique sur fond de Capoeira. Sentir ma force et ma vitalité m’ennivre.

Les personnes âgées qui continuent à marcher ne rouillent-ils pas bien plus lentement que les autres, les las ? En se terrant chez eux, les vieux découragés commencent vite à tomber.

Parvient-on à jouïr en étant séropositif ? Tout sera différent. Je n’en fais pas un drame. Après tout, les relations m’ont beaucoup déçue jusqu’à présent. J’ai connu de beaux instants et des relations dures, destructrices, et même mortelles puisque j’ai choppé le virus.

Je me trouvais dans la classe réduite des gens chanceux. Je ne pensais pas pouvoir tomber de si haut, de mon piedestal illusoire. Le boudhisme a raison : la vie est souffrance. Pensons aux victimes du sida dans le tiers-monde. Un jeune cambodgien de vingt-trois ans est en train d’en mourir. Il n’a même pas assez d’argent pour consulter un médecin. Il va crever bientôt.

Le monde tourne mal. C’est le moins que l’on puisse dire. Je bénis le ciel de n’être pas née au temps de la peste qui a décimé un tiers de la population européenne. Au Cameroun, j’ai vu un lépreux. Il avait déjà perdu des bouts de membres. Je l’ai vu. Je n’ai rien fait pour lui. Même en voyant la souffrance, je ne pouvais pas croire qu’elle s’appliquerait à moi.

Considérer la vie comme un sport dangereux, acquérir de l’endurance et se dépasser.

Nous vivons dans une société évoluée. Merci à Dieu. Béni soit le ciel. Si j’étais née dans certains pays d’Afrique, ils m’auraient lapidée pour être devenue vénale. Fille vénale : quel terme affreux !

Le tiers-monde est une plaie ouverte qui nous regarde, nous les chanceux, nous les planqués. Le Sud s’infiltre petit à petit au Nord. Par ce biais, puissent les forces s’équilibrer.

Que puis-je moi pour ce jeune cambodgien ?

Beaucoup de choses, si je bouge mon cul.

Maman dit qu’avec la méditation vipassana, la maladie peut être surmontée. Et si pas la maladie, la douleur en tant que telle, du moins la souffrance (qui est mentale).

Sans le virus, aurais-je senti que je suis mortelle ?

Ma vie d’avant en valait-elle vraiment la peine ? Quel sens pouvais-je lui donner ? Je n’allais tout de même pas continuer une vie de loisirs et de travail bidon. D’amour bidon aussi, superficiel, basé sur une fuite en rond.

Je me rappelle du film " Samsara " ou des couples qui font l’amour se transforment en squelettes avec la lumière. Sans-doute, la mort est dans la vie, au cœur même de la vie.

J’aimais faire l’amour. N’est-ce-pas la chose la plus belle et bonne au monde ?

Maintenant, je pourrais faire l’amour à un autre niveau : donner ce qui me reste de vie à un intérêt qui me dépasse. Que je sois utilisée à des fins supérieures à moi. Quel intérêt supérieur ? C’est vraiment la question.

L’on verra peut-être bien.

Je crois parfois que le virus va m’apporter la sagesse comme par miracle. De l’image d’une dévergondée libérée marginale que je me fabriquais de moi-même, je passe à l’image de quelqu’un de différent des autres, avec un quelque-chose de supérieur puisque porteur d’une tragédie…

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A chaque complexe, un fantasme de moi-même. Complexe professionnel basé sur le constat que je ne me réalise pas. Complexe sur ma féminité. Et l’idée d’une amazone Reine du sexe et de l’aventure, une battante qui réussit.

Pessimisme amoureux.

Mon inconscient, mes illusions se sont jouées de moi. Comment ai-je pu être aussi inconsciente du danger ? Œdipe réalise qu’il a tué son père et violé sa mère. Il se crève les yeux. Ne pas voir. Ne pas voir.

Je ne veux plus faire de mal à mes parents. Ils me voulaient heureuse. Qu’est-ce-que je leurs ai fait ? Nom de Dieu. Comment me suis-je traitée ? Etais je à ce point dégoûtée, à ce point déçue pour me lover sans protection dans les bras d’un homme que je n’aimais pas du tout ?

La conversation avec les parents était douloureuse aujourd’hui. Ils se demandent comment je peux prendre la nouvelle si bien. Comme si quelque-part, elle me réjouissait. Les autres, mes proches, souffrent. Par ma faute. Par la faute de mon inconscient. Par mon manque d’attention. Par mon aveuglement. Est-ce réparable ? Je veux que ce virus disparaisse. Je veux m’intégrer dans la société. Je veux, si pas me marier, m’engager affectivement, devenir sérieuse et réaliste.

Papa a pleuré. Je l’ai pris dans les bras. J’ai dit : " Je ne veux pas que tu pleures "…Il m’en veut.

Le virus a ceci de positif que l’on a parlé comme on ne l’avait plus fait depuis longtemps et ceci de négatif que si je meurs pour une pareille bêtise (ne pas avoir mis de capote) , je les blesserai.

Parfois, j’en ai marre, je voudrais l’inconscience la plus totale pour ne pas souffrir. Cependant, même aveuglé, l’on souffre inconsciemment. Je crains maintenant les coups de cet inconscient. Peur d’un accident de voiture qui mette un terme à cette merde. Œdipe ne croit pas qu’il va tuer son père et violer sa mère. Il est prévenu et pourtant il le fait. L’on me dit : " le sida ne se guérit pas encore, pensez à vous protéger ". Je pense à me protéger mais je ne le fais pas.

Réparer mon erreur. Envoyer tous les jours des roses à papa. Travailler.

Maman tient le coup.

Je leurs ai beaucoup parlé. Avoir choppé la crasse correspondait peut-être à un besoin de reconnaissance. Dire que comme les autres, je fais l’amour, alors que la solitude est mon lot quotidien. Il n’y a jamais à mes côtés un homme gentil qui me prenne pour la vie.

Comment peut-on devenir séropositif  avec les campagnes actuelles de sur-sensibilisation au problème ? Les avis sont partagés. Maman et Papa croient qu’une pulsion inconsciente auto-suicidaire ou de reconnaissance m’a poussée à tenter le diable.

William et Martial imputent le hasard, la malchance.

Madame la psychologue, je me suis de nouveau regardée dans le miroir et vraiment je suis belle. Chez vous, dans ce grenier plutôt sombre où nous nous retrouvons une fois tous les quinze jours pour parler de mes problèmes, je me donne en représentation. Je me demande quels vêtements je vais porter pour vous plaire.

Ce jeu est dangereux. Un film sur le sida peut-être bien envoûtant mais dans la réalité ? Dans la réalité, moi-même et mon entourage souffrent. J’ai bousillé mes chances et les capacités que j’avais de m’accomplir.

Une psychanalyse contre un affreux virus. Est-bien judicieux ? Où mieux vaut s’adapter à une tri-thérapie ?

Je m’accomode petit à petit à ma réalité de séropositive. Je ne voulais pas cela. Je désire être aimée, considérée, intégrée dans la communauté. Comment le pourrais-je ayant commis à vingt-huit ans une telle bêtise d’adolescente ?

Comment apparaître devant les autres avec cette crasse ? C’est la honte. Non seulement d’avoir couché avec n’importe qui mais de n’avoir pas pris de précautions alors que l’on nous rabâche les oreilles avec ces préservatifs depuis l’école primaire.

Honte à moi. Honte aux parents.

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Au retour de la visite à ma psychologue, alors que j’étais pleine d’angoisse au début de la séance : un sentiment d’omnipotence et de victoire. Je roule rapidement (tout en me disant de ne pas faire d’accident). La musique me stimule.

Qui suis-je ?

La psychologue a-t-elle voulu signifier que je suis une personne décentrée ?

A-t-elle voulu dire que ma vie sexuelle, je l’ai rêvée ? Je lui ai raconté mes relations cybernétiques avec Momo. Elle a demandé si entre nous, c’était virtuel. J’ai senti une pointe de douleur. Je lui ai rétorqué : MAIS NON, c’était bel et bien vrai !

Avec Momo, j’ai connu une aventure d’une nuit. Puis, les circonstances de la vie, il est parti à Barcelone et moi en Angleterre. Nous avons continué à nous envoyer des messages (érotiques) sur internet. Sa proposition de m’initier aux plaisirs de la " douche dorée " m’a scandalisée. Je lui ai répondu par un message laconique qui lui disait " connard ". Il m’a insultée de même et depuis, plus de nouvelles.

Il y a toujours une part de moi qui crée un personnage et cherche à l’ériger, au delà de la vie, de la mort, de la maladie et de la vieillesse.

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Je n’aurais peut-être pas du dire à Suzanne que je suis séropositive. Sous des airs de Sainte-Nitouche compatissante, la nouvelle la satisfait. Cela lui fait une rivale de moins. Elle jouit de son sentiment de victoire. Elle m’a en quelque sorte piqué Laurent. Elle jouit de le caresser devant mes yeux comme elle jouit d’avoir reçu la visite de Bernard, mon ex-amant.

Que les dessous humains sont sales et vicieux. Dire que je porte moi aussi ces sous-vêtements la !

Dans la lutte contre le virus, se préserver des nuisances relationnelles est vital.

J’ai toujours senti la jouissance de Suzanne à gagner sur moi, et son besoin de me damner le pion. Je me sens mal ce soir, après la rencontre avec elle. La douleur (sa victoire) me pourrit l’esprit. Aujourd’hui moins que jamais, je ne peux me permettre de laisser s’épandre la pourriture.

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Oh, nom de Dieu. Une faiblesse subite. Une pointe de douleur dans le dos. Des yeux cernés par je ne sais quelle fatigue obscure (je dors pourtant bien et autant que mon corps l’exige). Je guette les premiers symptômes. Je porte attention aux moindres défaillances de mon corps. Est-ce préjudiciable ? Cette attitude peut-elle induire la maladie ? Ne raconte-t-on pas que ce que l’esprit conçoit devient la réalité ? Mon foie est serré. J’ai peur. Il ne s’agit que de signes légers. Je ne crois pas devoir les prendre au sérieux. C’est seulement de l’anxiété.

Je n’ai jamais autant respecté les exigences de mon corps. Tous les jours, je fais du sport. Je cherche à le garder en excellente santé. Combien de temps durera cette jouissance d’être en forme ? L’effort physique me drogue. J’aime sentir ma force, et mon existence.

Pour ne plus penser à la mort : ne pas arrêter d’écrire et de faire du sport.

Est-il possible de mourir sans peurs, de regarder la mort qui vient droit dans les yeux , de mourir satisfait de sa vie ?

De quoi faudra-t-il que je me lave avant de mourir ? Il faudrait peut-être que je commence dès aujourd’hui un grand nettoyage, une purification de je ne sais trop bien quelles pourritures mentales…Ainsi, je pourrais mourir en paix. Mourir en paix : n’est-ce-pas le seul programme de vie qui en vaille vraiment la peine ? A cette question, les Boudhistes tibétains répondent : OUI.

J’ai de la chance de n’avoir trépassé :

Ni comme Coralie, décédée inopinément du jour au lendemain d’une crise cardiaque (elle avait 56 ans).

Ni comme mon voisin, décédé inopinément du jour au lendemain d’une crise cardiaque une semaine après la séparation avec sa copine (il avait 33 ans ; il venait d’avoir un bébé).

Ni comme l’étudiante en géographie, décédée accidentellement d’une éléctrocution (elle avait 20 ans).

Ni comme le chef psychiatre décédé inopinément du jour au lendemain d’une crise cardiaque retrouvé mort par sa femme dans la salle-de-bain (il avait une cinquantaine d’années).

Ces gens la n’ont pas reçu l’occasion de préparer leur mort. Moi, je peux utiliser cette potentialité à des fins bénéfiques, sentir la valeur d’être en vie, la considérer à sa juste valeur, avoir en quelque sorte plus de force.

Sayadaw, le Moine Birman de Maman, dit que j’ai de la chance d’avoir reçu cette maladie. Je reçois la conscience de ma faiblesse, de mon insignifiance, de ma finitude…bref, de ma condition. Partant, je peux m’en libérer.

Je n’allais tout de même pas continuer à vivre dans une bulle d’illusion.

La mort m’effraye. J’en ai des images intolérables, le cercueil de Coralie emmené par les croques-morts, sa mère qui crie…

Il faudra que mes cendres soient jetées en liberté. Je ne veux pas que mon cadavre pourrisse sous la terre. Je veux la liberté du vent. Le plus beau défi du monde m’est donné à vivre : avancer vers la mort en la regardant en face, dans le fond de ses orbites décharnées.

J’ai un peu la nausée. Elle passera comme tout le reste.

Auparavant, j’avais très peu été confrontée à la mort. Je n’ai pas encore connu de maladie grave et je ne sais pas comment je réagis à la douleur physique. La science a fait bien des progrès et elle nous shoute pour qu’on supporte la douleur.

Il faut que je garde cette image en tête : " la mort, c’est la liberté du vent ". Si je m’en fabrique de plus belles images, irais-je vers elle avec moins d’appréhension ?

Aller vers elle, y avait-il autre chose à attendre de la vie ? Peut-être qu’une fois de l’autre côté, on vit un orgasme ?

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Un homme m’a draguée dans la rue. Ca fait du bien. Je l’ai remercié pour le compliment qu’il me faisait (il a dit : " je t’ai vue et tu m’as rendu fou " !). Je lui ai répondu que je suis mariée, donc, ses tentatives sont peines perdues.

Ca m’a redonné espoir. J’ai de nouveau senti le désir. Il est si doux de se sentir en vie !

Mon image m’angoisse. De retour chez moi après le pointage et la rencontre avec cet homme dans la rue, je me suis regardée dans le miroir. Je me paraissais moins belle que le matin, trop grosse…Le voisin d’en face se trouvait à sa fenêtre. M’a-t-il aperçue me pavaner ? No lo sé. Mais j’ai peur qu’il m’ait vue. J’ai honte de me regarder. No sé porque. Il s’agit pour moi d’une activité très intime. William a appelé mon appartement : " le palais des miroirs ".

Je m’étonne d’avoir encore envie de faire l’amour dans l’état où je me trouve. Avec un préservatif, le risque de transmission n’est-il pas quasiment nul ? " Aucune contraception n’est infaillible " disent les notices de nos boîtes de préservatifs, à Michel et à moi. Mais rien ne peut nous protéger de la mort. Elle est susceptible de nous prendre à n’importe quel moment, en voiture, dans le métro, dans le world trade center…

Je n’ai jamais été autant soumise aux exigences de mon corps, de sa majesté la nature. Bien-qu’elle ait mauvaise presse, la soumission est une belle qualité. Qui est plus fort que nous ? C’est bien le corps et sa nature. Se révolter contre lui (refuser de se nourrir, de boire, d’éliminer, de faire l’amour, de tomber malade et de mourir) est peine perdue.

J’aime qu’un homme me vainque et lui tendre ma gorge.

Je peux imaginer que la mort sera mon ultime amant. Elle est tellement plus puissante que moi que je m’y soumettrai forcément (même ceux qui se suicident sont gagnés par elle). Elle sera peut-être douce avec moi. Aurais-je aimé vivre la vieillesse ? Peu de gens la vivent gaiement. Peut-être que si la mort me prend avant de vieillir, cela sera tant mieux. Je n’aurais connu que la force de l’âge.

Une terreur me pousse à m’accrocher à ce qui est et va partir. Je ne sens ma puissance (ma jeunesse, ma beauté) que par instants et je voudrais la sentir toujours. Je voudrais ne plus bouger, ne plus changer. Ma santé est probablement transitoire. Puis je l’accepter ? Ma vie est transitoire. J’abhorre cette sensation.

Le bien-être de ce matin est évanoui. Je suis maintenant abattue. Je ne veux rien laisser passer, surtout pas ma jeunesse, surtout pas ma beauté, surtout pas le succès. Malade, laide, fragile et dégradée, m’aimera-t-on encore où ne serai je qu’un poids ? Quand elles sont trop handicapées, les bêtes quittent le troupeau et s’en vont mourir seules, c’est instinctif.

(

Maintenant, mardi 15h18, il n’y a plus rien à faire. J’ai fait mon jogging de chambre quotidien, ma vaisselle, ma popotte, les vidanges. J’ai écrit. Les légumes (pleins d’énergie) cuisent sur le feu. Quelle vie vide ! Je suis presque arrivée au terme des devoirs (remplir les factures, aller les glisser dans la boîte aux lettres de la banque, écrire au propriétaire concernant le remboursement de l’installation du câble TV, lire les brochures de l’association de quartier qui pourrait m’engager à son service)…Je n’ai pas envie de sortir. Je vis ici dans un univers douillet et protégé. L’obsession pour la maladie et la mort a diminué nettement. Je commence à m’ennuyer. Je projette de me rendre à la librairie, d’acheter : " la voie zen pour surmonter la dépression " et de l’envoyer à Papa comme cadeau de réparation. Voilà. C’est tout.

 

Et puis maintenant, je reviens de la librairie où j’ai acheté deux livres : " Les pouvoirs insoupçonnés du corps " (la révélation du corps glorieux) et " la chamane blanche ". Je cherche ce qui me délivrera de la mort. Petit Michel est revenu de vacances. Il m’a appelée. Il a eu des ennuis au boulot. Sa voiture a coulé une biele. Il m’effraie. Tant de disputes avec tant de gens ! Il paraît marginal. Je me retrouve en lui. Il n’a plus rien à voir avec l’image rassurante qu’il m’inspirait au début. Comme les perceptions sont mouvantes !

Il a suffi qu’il vienne et qu’il me fasse l’amour pour me faire oublier toute appréhension. J’avais envie de me donner corps et âme à lui. Il m’émeut. Je n’osais pas l’avouer ! Je l’ai écris sur un papier que j’ai glissé dans la poche de son jean : " Je voudrais être ta femme " ! L’amour était bon. Je ne pensais pas que le désir reviendrait. Il m’est revenu, surtout pendant la nuit. Mais je n’ai pas joui. Et lui non plus.

Quelles émotions ! Je n’aurai apparemment pas de vie tranquille et douce. Nous sommes allés chez le médecin pour recevoir les résultats des tests sanguins. Il a d’abord fallu attendre parmi une dizaine d’autres séropositifs (ces gens sont tout à fait normaux ! Sauf un homme, les bras tatoués, l’air marginal). Cette attente m’était pénible. Je me sentais anxieuse, pleine de nervosité. Ils fairaient bien de s’organiser pour faire attendre les gens pendant moins longtemps.

Constatant ma précarité, je suis si peu de choses, je souffre.

Où se trouvent la paix, la sécurité et l’amour ? Je pressens un chemin spirituel. Qu’y-a-t’il d’autre à tenter ? Comment supporter autrement la condition ? Elle est parfaitement intolérable aux yeux du profane. Mais celui qui voit la maladie comme une initiation à la vérité l’accepte un peu plus.

Le médecin a fait retomber l’espoir :

Les lymphocites diminuent automatiquement au terme d’une période de latence X, plus ou moins longue.

Les ambiances d’hôpitaux me paniquent.

Il n’y a rien à faire. Comme dit le médecin, c’est la nature qui décide de l’avancée du virus.

Hier soir, je me suis exhibée devant Michel en body sexy. Je me sentais bien, même un peu gênée. Comme il dirait : " Là où y a de la gêne, y a du plaisir ".

Je ne veux plus m’appartenir à moi mais à lui.

VRAI. J’avais un peu l’impression d’être invincible, d’être " une force de la nature " comme l’avait dit le médecin à Maman lors de ma naissance prématurée. Maintenant, oh nom de Dieu, je ne comprends pas très bien que moi la forte, je puisse devenir plus fragile que les autres, moins résistante puisque disposant de moins de lymphocites.

Un poids sur ma poitrine. Insupportable ! Comment puis je tomber à ce point de mon pied estal d’illusions, de mon " socle de rêve " comme dirait Hubert Thiéfaine. Si la Mort décide de me prendre, qu’elle me prenne ! Qu’y puis-je ? L’on croit que l’on maîtrise et que l’on est responsable. Mais nom de Dieu, c’est faux ! Inconscients de la vraie nature des choses, tout nous joue et l’on se retrouve ballotés de ci de là au gré de vents inconnus.

A l’enterrement de Coralie, je ne savais pas encore que je portais la mort latente.

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D’accord je suis impuissante. Mais mes actes conservent certains pouvoirs. Je peux changer les états de mon âme. En allant à la piscine par exemple, je me sens mieux. Après quelques exercices de gymnastique, une détente agréable m’envahit. Si je ne sentais cette pointe de douleur dans le dos…Si je ne me savais atteinte de ce virus…Ce serait parfait.

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Le Docteur Crombez dit : " Si un individu se sent dans une impasse, pris au piège ou condamné, ou s’il vit dans la crainte pérpétuelle d’une agression à venir, ses processus naturels de retour à la santé s’en trouveront ralentis d’autant. Cela parce-que le corps ne fait pas la différence entre une impasse réelle et une impasse imaginée "

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J’ai téléphoné à ces messieurs les experts, hypnothérapeutes. Comme ils s’y croient ! Monsieur Z, thérapeute directeur, est injoignable. Il faut toujours passer par sa secrétaire. Il est si occupé qu’il ne possède pas même une minute à me consacrer au téléphone. Pour le rencontrer, il faut payer soixante euros. Plus que d’hypnose, j’ai besoin d’attention et d’écoute.

Monsieur W, également hypnothérapeute renommé, s’est montré vraiment snob. Il m’a répondu d’un ton sec que l’hypnose ne peut rien contre le hiv. Seulement la trithérapie…Gros bêta ! Comme si je ne le savais pas. Je lui ai répondu qu’évidemment, je pensais à mon moral. J’avais cru que cette thérapie pouvait m’aider à croire en ma bonne santé. Mais maintenant que tu me réponds sur ce ton, c’est trop tard connard ! Je lui ai demandé le prix d’une séance et qu’il m’envoie la liste de ses collègues (cette dernière requête expressément pour le blesser). " Pour cela, il faudra m’envoyer une enveloppe et des timbres " m’a-t-il répondu d’un ton outrecuidant.

Ces personnes sont tellement occupées et imbues d’elles-mêmes qu’elles n’entendent pas ma souffrance. Finalement, j’ai été me faire soigner les pieds. Une pédicure sympathique et gentille me fait plus de bien qu’un expert prétentieux.

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Je n’en reviens toujours pas de la cruauté de l’existence. J’ai vu les reportages sur les animaux à la télévision. Ils n’arrêtent pas de se dévorer l’un l’autre. L’horreur que ces scènes nous inspirent est toute conceptuelle…prétendraient peut-être les boudhistes. L’animal qui se fait bouffer devient-il rapidement chaos, partant, insensible ?…L’on peut l’espérer.

Je n’en reviens pas non plus de la cruauté chez les humains. Elle m’apparaît subitement depuis que j’ai appris la moche nouvelle.

Mourir : quelle épreuve !

J’aime Michel. Il m’émotionne. C’est la première fois qu’une homme m’émeut tant. Hier, j’imaginais la mort qui va nous séparer. Je pense aux amants célèbres. Tristant et Iseult. Roméo et Juliette. Deux roses inexpugnables enlaçées l’une à l’autre poussent depuis leur tombe commune.

Michel m’apaise. Je l’aime et me sens plus tranquille quand il est là. Il a laissé son pull et son rasoir chez moi. J’aime cette présence masculine. Bizarre ! L’amour me surprend pour la première fois et une semaine plus tard, l’on m’annonce ma condamnation…

Il est obsédé par son travail et moi par le sida. L’obssession m’empêche d’être toujours avec lui. Les pensées me captivent.

On fait l’amour. J’ouvre les yeux. Je le regarde.

Ne pas être seule dans le plaisir.

Si l’on pouvait partager les fantasmes. Si l’on pouvait jouir ensemble d’émotions complémentaires…Où se trouve-t-il quand il jouit de moi ? A quoi pense-t-il ? Il dit qu’il ne pense plus.

Cela c’est le top niveau. L’amour serait si fort qu’il ôterait toute pensée. Cela ne m’est arrivé que par instants.

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Les astres l’avaient prédit ! J’ai trouvé du travail ! Je vais bien gagner ma vie, du moins pendant six mois. Merci à la terre mère. Merci à la vie de m’avoir donné ce virus. Grâce à lui, ma vie devient subitement intéréssante. Je suis occupée à sortir d’une bulle d’illusions. Mes préoccupations vaines (chercher à correspondre à une image à la mode, faire des plans d’avenir sans tenir compte de l’avenir ultime qu’est la mort, angoisser, m’en vouloir et me déprécier car la vie ne correspond jamais à l’image que je m’en fabrique) sont tombées.

Je suis en quête spirituelle et ouverte pour des relations authentiques avec mes frères humains. Concrètement, au moment où j’apprends la nouvelle, je rencontre Michel et la relation est profonde. Je trouve un travail bien payé. Je parle avec ma famille. Mes relations avec William reprennent. Je fais du sport. J’écoute mon corps et ses besoins.

L’espoir est rené.

J’ai été voir Manuel. Il a posé les mains sur mes chakras et les larmes se sont mises à couler sur mes joues. " Pourquoi tu pleures " m’a demandé Manuel.

Je m’imagine mourant, perdant tout être cher.

Il m’a proposé un jeu : voir disparaître le virus.

Ma raison a commencé par protester : le sida ne se guérit pas encore (pensez à vous protéger !).

Imaginer qu’il disparaît est seulement un jeu.

J’ai joué.

Je le voyais sous forme de bulles qui éclataient et finissaient par partir dans l’urine. Je voyais une victoire, la victoire de l’amour et du sens.

Contact : mettadham@yahoo.fr


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