AU SUJET D'UNE PROCESSION FUNÉRAIRE CONTEMPORAINE AVEC RITES D'ENVOUTEMENT

 

Dimanche 21 mai 1995, Champ-de-Mars, Paris : 'La solidarité en marche contre le sida : dépassant les prévisions les plus optimistes, la manifestation a rassemblé vingt mille personnes et déplacé quatre ministres'(Le Figaro, 22.05.95).

Ainsi, les médiâtres d'AIDES et consort les ont fait marcher, à cette 'marche pour la vie', ces jeunes des beaux quartiers. Car c'était là une caractéristique patente, que le public comprenait nombre de lycéens bien propres, arborant le gamma-ruban rouge de rigueur, entre autres pin's, auto-collants, T-shirts et bandanas à la gloire d'AIDES. La foule était beno'tement policée d'elle-même, ni les rares représentants de l'ordre institué, ni le S.O. n'avaient à intervenir. Une foule anonyme sans rires ni heurs, d'êtres de bon aloi, ni tristes ni sérieux, plutôt vides, à l'image des personnages mis en scène par la pub. Des consommateurs d'un processus ritualisé comme un carnaval suisse, où la régulation des comportements convenus et autorisés le dispute à l'absence totale d'expression de critique radicale de la société pathogène, en particulier sidogène. Qu'une manif soit autorisée en un tel haut lieu du militarisme patriotard en dit long sur la collusion des organisateurs avec les pouvoirs en place qui, quelque temps encore, soldaient du sang contaminé au nom de la plus capitaliste des profitabilités. Les mêmes pouvoirs qui proneraient une lutte contre le cancer en vivant sûrement par ailleurs des énormes taxes du tabac et de l'alcool...

L'heure était à l'anomie collective tout à l'image pieuse de cette irrationnalité fondamentale d'une procession aux relents archaïques. La Compassion pour de soi-disants innocents épidémiques a remplacé la Passion d'un fils de dieu plutôt oublié. Le syncrétisme confessionnel était respecté, grâce à d'animistes africains qui fourbissaient une ethnographique représentation de danses syncopées. Ce qui allait bien avec un appareil de timbales et tambours conçu vraisemblablement comme un thérapeutique dispositif cathartique. Consciencieusement, la plupart des amateurs percussionnistes s'appliquaient  à contribuer réglementairement à la cacophonie organisée. Il convenait, en effet, de s'éventuellement soulager en frappant avec des cannes de bambous normalisées (comme des batakas nippones) sur des bo'tes de conserve ou sur des bidons d'hydrocarbures aux chatoyantes couleurs. Les dits récipients étaient aussi vides que neufs, régulièrement disposés comme à la parade. Normal, on faisait avec application sa BA de tam-tam défoulatoire sous l'oeil qui en avait vu d'autres du Joffre équestre, point de mire de l'École Militaire servant de décor. Au pied de la stèle, le groupe africain aux atours folkloriques s'évertuait inutilement quoiqu'avec beaucoup de mérite physiologique à susciter chez les blancs, uniques spectateurs, roides et coincés, quelques répons ou déhanchements à défaut de minimale chorégraphie. Las ! la contagion ondulatrice ne fut pas au rendez-vous, chacun restait guindé dans son occidentale pudeur d'avant-tombe, à moins que ce ne soit un avant-goût de rigidité, précadavérique en quelque sorte. La 'fête' avait cet air désormais classique des meetings contemporains où le mal dans sa peau de chacun s'enkyste dans un blocage émotionnel collectif. Ce fut un moment d'inhibition de masse, caricaturé ailleurs sous la forme du syndrome de Disneyland. Cette affection se caractérise par une redondance de comportement moutonnier chez des êtres doublement dissociés, par leur aboulie personnelle à surseoir de façon autonome et critique à l'emprise manipulatrice sur leurs corps et esprit, d'abord, et dans leur atomisation égocentrique, incapacitante, désocialisante, ensuite.

Il est vrai que la préoccupation dominante n'était pas là comme ailleurs, chez les ouailles de la Sainte Inhibition, à une dynamique collective offensive. Lors d'une précédente fête votive sur la voie publique,  cette fois sous la houlette de la secte ACT-UP, on interviewait un catéchumène vaguement homo mais considérablement représentatif. Son propos se résumait à : 'le sida, ça me coûte cher cette histoire-là... je dois me payer de la bonne bouffe, me prendre des compléments vitaminiques... compenser mon stress par des petits voyages fréquents qui me sont pas donnés...' un morceau d' anthologie d'égotisme, à des années-lumière d'une considération minimale socialement conséquente. Son voisin (mon voisin, devait penser le précédent) susurrait par ailleurs le credo act-upérisé : il était 'très colère', et ce avec une placidité de surgelé, sans la moindre ébauche d'une expression émotionnelle à la hauteur minimale du concept. Ce petit monde est ainsi, surcérébralisé dans les fonctions de l'apparence, jouant à des rôles et sentiments factices. Il est moins fait d'acteurs que de pions des lobbies aux perspectives de contrôle toxicomaniaque des populations d'exclusifs consommateurs par les molécules de la sujétion légalisées.

Cette athymique fantasia du Champ-de-Mars sérieuse et guindée fut un archétype du registre spectaculaire-marchand, un avatar moderne d'une scène de servitude volontaire décrite ailleurs par La Boétie. Chacun était en représentation, dans un rôle inauthentique d'apprentie dame patronnesse aux pauvres attitrés absents. Pas l'ombre d'un toxico - surtout pas ! et les toxicos, savaient-ils jamais qu'il puisse y avoir une fête commerciale où l'on relançait la seringue propre à usage unique à un prix très étudié ? - ou d'un hémophile, pourtant véritable victime de l'euthanasie des plus faibles. Les rares homos avaient le bon goût de ne pas afficher leur orientation ou autre particularisme déplacé en cette bienséante compagnie. On vit au mieux (au pire ?) un ou deux couples de jeunes hommes se tenant sagement par la main. La bienveillance toute judéo-chrétienne qui prévalait en ces heures cultuelles fit qu'on les dispensa de réprobation autre que par les évitements de regards empreints d'affliction. Aux homos intégrés restent quelques arrières-salles où ils peuvent en corporatistes revendiquer une spécificité, fut-ce au prix d'en mourir : c'est comme si ces gays n'existaient que par le sida, comme en témoigne à profusion leur littérature... Ce retour du refoulé culpabilisant en dit long, y compris qu'ils meurent de leur propre surconsommation d'antibiotiques ou de poppers, secondairement de l'AZT de leurs idoles médicales quoique réactionnaires et homophobes. Mânes du FHAR, où êtes-vous ?

La marchandise totalitaire avait délégué ses fleurons circonstanciés : d'ostentatoires panneaux publicitaires rappelaient que l'encadrement idéologique était assuré par de judicieux sponsors : Caisse d'Épargne (gestionnaire des fonds recueillis ?), laboratoire Wellcome (fourrier de l'AZT sidéocide), Cartier le bijoutier (pour les pin's de luxe ?), etc.; la Mutualité Française, quant à elle, semble témoigner d'un souci de positionnement stratégique en terme de marketing direct dans le complexe médico-financier (la privatisation de la sécurité sociale est une réponse à son déficit). On l'a vu, les marchands du temple, artisanaux ou plus souvent franchisés, proposaient, avec l'entrain souffreteux de novices de comices paroissiaux, une bimbeloterie propre à égayer sinistrement les chambres adolescentes, dont ces posters, stickers, badges, casquettes de base-ball et T-shirts aux slogans tous plus anaphrodisiaques les uns que les autres, signature d'une acculturation réductionniste par le vide et l'éphémère décalquée du modèle américain. L'incontournable Coke, dont l'appellation hypocrite va si bien avec la couleur fécale, coulait à profusion estampillé dans ses canettes du logo promotionnel AIDES. Les pénitents buveurs, provisoirement désaltérés par la délétère macération, déposaient religieusement leurs emballages vides dans les troncs en forme de bennes obligeamment fournis par la mairie. On su aussi qu'une nouvelle boutique capote allait ouvrir dans les beaux quartiers, avec plein d'idées cadeaux, de gadgets classe et de trucs mode.

Quatre ministres, mandatés par l'état chiraquien, vinrent se faire rapidement photographier avant d'aller goûter dans leurs manoirs respectifs les récentes joies du retour au pouvoir des bien-pensants. 'Jour après jour, mois après mois, Paris combat le sida' dit une antienne municipale... pourquoi pas 'année après année, siècle après siècle' ? Le modèle prévalent du cancer devrait aider à une audace conceptuelle, maintenant qu'on en a repris pour 7 ans.

Quatre ministres médiatiquement dosés, quatre millions de francs récoltés en direct ou plutôt en promesses de dons, ainsi que le veut le rite moderniste qui intègre avec habileté les ficelles de la psychologie de l'engagement par responsabilité de culpabilisation. Pour résumer, ici : vous, le lambda qui ne pouvait rien faire devant un mystère que vous ne voulait pas éclaircir, qui avait peur, mais pas d'anxiolytique adapté, pouvez encore sublimer par votre obole votre démission revendiquée. En d'autres temps, on se payait bien la métaphore de son dédouanement moral par des indulgences. Aujourd'hui, ces achats de bonne conscience ne servent plus au financement de la basilique vaticane, mais à l'édification du temple de la trinité Contrition, Asepsie, Eugénisme. Dans son refus de critique radicale d'un système technocratique qui a fait n fois la preuve de sa nocivité, et qui, s'attaquant à l'amour, projette son délire de contrôle huxleyien des gens, le lemming de la marche pour la vie inversée (puisqu'ils étaient figés comme des morts) ne réalisait rien d'autre que la confortation à la dominance d'une caste de nécrophiles, de Savonarole sexophobes qui ne veulent rien d'autre que réduire les autres à leur propre impuissance de jouir et vivre.

L'ultralibéralisme qui triomphe partout comme triomphe lors d'une décomposition de charogne la pourriture, ne peut provisoirement fonctionner qu'avec la soumission hébétée des aliénés. La peur est le meilleur moyen de conduire chacun à un recroquevillement sur soi, à l'atomisation et à la passivité qui le rendent stérile face aux manoeuvres conditionnantes. Désamorçant toute velléité de révolte, ignorant dans la condescendance méprisante les cris de vie pure qui revendiquent le plaisir et la joie, les Ignace de Loyala modernes envoient les pécheurs se repentir dans le purgatoire de la chimie médicale. Les hôpitaux sont devenus les églises d'un peuple déchristianisé mais recrétinisé. L'AZT a remplacé le pain azyme dans l'hostie, la visite dominicale au patient alité l'office, le stéthoscope l'étole, le haricot inox le ciboire doré, l'attirail clinique l'appareil sacramental. Le mythe d'une transsubstantiation se reproduit à l'identique chez les pauvres d'esprit qui ont au moins le réconfort de croire qu'il seront, cadavres, sinon assis à la droite du père, du moins utiles par leurs autopsies à l'édification des mécaniciens sidologues. Dans leur agonie benettonisée, ils bénéficieront de toute la compassion rémunérée de thanatologues soucieux de consolider leur positionnement sur un nouveau créneau et accro'tre même leurs parts de marché dans une dynamique de marketing porteuse. Une iconographie de la pitié théâtralisée ressuscite le genre ancien de la piété sanguinolente à la Zurbaran, par ses corps émaciés de kaposistes christiques ensachés dans de blancs linceuls par des Charon antillais, femmes de salle qui ne peuvent être ici que saintes, quoique probablement cégétistes.

'Les 6 000 spectateurs attendus ne sont pas venus (..) Le concert organisé ce week-end par Droit Au Logement ne remplira pas les caisses de l'association' (Le Figaro, ibidem). Ainsi, 2 000 personnes communièrent au Zénith pour les 500 000 SDF, alors que 20 000 autres processionnèrent pour quelques centaines de cobayes humains sacrificiels. L'inversion est caricaturale, mais on sait que c'est la loi de l'idéologie dominante. Les pouvoirs n'existent qu'en réprimant tout ce qui n'est pas artifice de survie dans les rôles séparés seuls autorisés (producteur-consommateur-reproducteur). 'La guerre est le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas', disait similairement Paul Valéry.

Tout notre propos, en ces temps de répudiation définitive des modèles révolutionnaires caducs, est de reconna'tre aux gens la liberté d'exercer leur sens critique par rapport à l'énormité du mensonge susurré par les publicitaires et les médiâtres, et d'en tirer les conséquences logiques. Ce monde frelaté agonise, l'huile de l'extrême-onction ne sert qu'à engraisser les croque-morts de l'humanitaire, partie prenante du système toxicomaniaque. Si votre amour de la liberté et de vous-mêmes est à la hauteur de votre instinct de conservation, fuyez les messes méphitiques et jouissez sans entraves ni capotes guerrières, à plein sexe et à pleine affection, en totale conscience et confiance de vos partenaires amoureux et vous-mêmes. Nous avons longuement, depuis longtemps, développé les considérations pratiques relatives à la contagion, la connaissance des potentiels immunitaires, l'assurance d'être prémunis et ne donner à l'amante ou l'amant qu'un plaisir de vivre renouvelé*.

Fidèles au modèle du clone dechavannien, les pénitents fardés de gammas miliciens rouge du Champ-de-Mars participaient à un rite faussement carnavalesque dont l'essence est la morbidité et l'autodestruction. Il n'est que trop vrai que la joie et l'audace à éradiquer le vieux monde cacochyme sont bannis du champ télévisionné et culturel univoque fait de désespoir et violence catastrophistes, de génocide rwandais en culte de Jimi Hendrix, Cyrille Collard ou Kurt Cobain, entre autres suicidés par overdose. Dans la servilité d'impuissance intériorisée, la névrose se nourrit d'automutilation des désirs jusqu'à complète atrophie émotionnelle.

La résignation ou la révolte. Ceux qui ne se résignent pas à creuser leurs propres tombes pour le dérisoire clinquant des pharisiens modernes sont encore libres de choisir leurs vies et préférer aux Sicavs monétaires les baisers enfièvrés de leurs bouches aimantes.

Delenda Carthago, 25.05.95 (Ascension).

* Gian LAURENS, LE SIDA ET SES OPPORTUNITÉS, Mars 1987. Depuis, de nombreux textes et témoignages sont venus corroborer ce que l'on savait déjà, que 'le microbe n'est rien, c'est le terrain qui est tout' (C. BERNARD).


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